Une analyse féministe de la politique du transgenrisme — Introduction (par Sheila Jeffreys)

Le texte qui suit est une tra­duc­tion de l’in­tro­duc­tion du livre Gen­der Hurts : A Femi­nist Ana­ly­sis of the Poli­tics of Trans­gen­de­rism (que l’on pour­rait tra­duire par « Le genre et ses ravages : une ana­lyse fémi­niste de la poli­tique du trans­gen­risme ») de Shei­la Jef­freys, paru en 2014.


Ce livre explore les dom­mages cau­sés par l’i­déo­lo­gie et la pra­tique du trans­gen­risme, qui s’est déve­lop­pé entre le milieu et la fin du XXe siècle. Le trans­gen­risme n’est un trouble recon­nu, pour lequel le trai­te­ment pri­vi­lé­gié est l’ad­mi­nis­tra­tion d’hor­mones, voire l’amputation ou quelque autre inter­ven­tion chi­rur­gi­cale, que depuis rela­ti­ve­ment peu de temps. Jus­qu’aux années 1970, nombre de méde­cins amé­ri­cains s’opposaient à de tels trai­te­ments. Cer­tains s’y opposent encore (Meye­ro­witz, 2002). Dans les années 1990, pour par­tie en rai­son du poten­tiel de mise en réseau de l’internet, un mou­ve­ment poli­tique trans­genre a été créé afin de pro­mou­voir les « droits des trans­genres ». Un nombre crois­sant de gou­ver­ne­ments, d’organisations et d’autres acteurs poli­tiques approuvent la légi­ti­mi­té de ces droits. S’ensuivent de consi­dé­rables chan­ge­ments sociaux, poli­tiques et juri­diques. Ces chan­ge­ments ont des effets sur l’exis­tence et la com­mu­nau­té des gays et des les­biennes, la san­té et les oppor­tu­ni­tés de vie des trans­genres eux-mêmes, l’émancipation des femmes, les orga­ni­sa­tions, les lieux de tra­vail, les ser­vices et la loi. Il existe aujourd’­hui une abon­dante lit­té­ra­ture sur le trans­gen­risme, son his­toire, son trai­te­ment, sa théo­rie et sa pra­tique. Mais cette lit­té­ra­ture est géné­ra­le­ment posi­tive à l’é­gard du phé­no­mène, consi­dé­rant les trans­genres comme une caté­go­rie impor­tante de per­sonnes à laquelle des droits étaient refu­sés, et ayant besoin d’être recon­nue. Cer­tains de ces ouvrages affirment même que le trans­gen­risme serait trans­gres­sif, qu’en désta­bi­li­sant la « bina­ri­té du genre », il s’inscrirait dans un pro­ces­sus révo­lu­tion­naire de chan­ge­ment social.

Cet ouvrage adopte une approche tout à fait dif­fé­rente. Il affirme, dans une pers­pec­tive fémi­niste, que le trans­gen­risme n’est qu’une des manières dont le « genre » nuit aux per­sonnes et aux socié­tés. L’exis­tence même du trans­gen­risme repose sur l’i­dée selon laquelle il exis­te­rait une « essence » du genre, une psy­cho­lo­gie et un modèle de com­por­te­ment allant de pair avec cer­tains types de corps et cer­taines iden­ti­tés. Il s’agit du contraire de la vision fémi­niste, selon laquelle l’i­dée de genre est le fon­de­ment du sys­tème poli­tique de domi­na­tion mas­cu­line. Le « genre », dans l’analyse clas­sique du patriar­cat, attri­bue les jupes, les talons hauts et l’a­mour du tra­vail domes­tique non rému­né­ré à celles qui pos­sèdent une bio­lo­gie fémi­nine, et les vête­ments confor­tables, l’es­prit d’en­tre­prise et l’i­ni­tia­tive à ceux qui pos­sèdent une bio­lo­gie mas­cu­line. Dans la pra­tique du trans­gen­risme, cette ana­lyse du genre se voit désar­ti­cu­lée : le genre se retrouve dans l’es­prit et les corps sup­po­sé­ment inadap­tés de per­sonnes qui doivent alors les alté­rer. Sans « genre », le trans­gen­risme ne pour­rait pas exis­ter. D’un point de vue cri­tique et fémi­niste, lorsque les droits des trans­genres sont ins­crits dans la loi et adop­tés par des ins­ti­tu­tions, ils fixent des idées nui­sibles pour l’é­ga­li­té homme-femme en confé­rant une valeur d’au­to­ri­té à des notions dépas­sées de dif­fé­rences essen­tielles entre les sexes. Le trans­gen­risme consti­tue bel et bien une trans­gres­sion, mais des droits des femmes plu­tôt que d’un sys­tème social oppressif.

Si ce livre est aujourd’­hui néces­saire, c’est parce que le trans­gen­risme des adultes et des enfants est nor­ma­li­sé dans les socié­tés occi­den­tales, et qu’il n’en existe presque aucune cri­tique. On observe, cela dit, une pro­tes­ta­tion crois­sante à son égard, tant au sein d’une nou­velle vague de fémi­nisme en ligne qu’au sein de la pro­fes­sion médi­cale, mais les acti­vistes trans­genres tentent ver­te­ment de la réduire au silence. Les per­sonnes cri­tiques du trans­gen­risme sont qua­li­fiées de « trans­phobes » et sou­mises à des cam­pagnes de dif­fa­ma­tion sur inter­net. Dans cer­tains cas, les acti­vistes trans­genres essaient de faire licen­cier ces per­sonnes insou­mises, ou menacent leur répu­ta­tion. Néan­moins, la com­pré­hen­sion du trans­gen­risme se situe à un point de bas­cu­le­ment. Un fais­ceau de preuves sug­gère une volon­té de repen­ser les approches de cette pra­tique. Une confé­rence devant être orga­ni­sée par le groupe d’intérêt spé­cial des gays et des les­biennes (Gay and Les­bian Spe­cial Inter­est Group) du Royal Col­lege of Psy­chia­trists[1] le 20 mai 2011 à Londres, inti­tu­lée « Trans­gen­der : Time to Change », aurait pu offrir une plate-forme aux voix cri­tiques. Mal­heu­reu­se­ment, elle a été annu­lée sous la pres­sion des acti­vistes trans­genres (Green, 2011).

Ces acti­vistes tentent de cen­su­rer toute expres­sion de dis­si­dence à l’é­gard de l’i­déo­lo­gie trans­genre, de pri­ver de pla­te­forme celles et ceux qu’ils consi­dèrent comme des héré­tiques. Leur cam­pagne contre la liber­té d’ex­pres­sion se déploie tout par­ti­cu­liè­re­ment face à l’é­clo­sion d’un mou­ve­ment fémi­niste radi­cal en ligne qui cri­tique le trans­gen­risme de manière inci­sive. Ce mou­ve­ment com­prend des fémi­nistes s’exprimant en leur nom propre et bien davan­tage qui uti­lisent des pseu­do­nymes, par­fai­te­ment conscientes du ter­rible har­cè­le­ment qu’elles pour­raient subir si leur iden­ti­té était révé­lée. Par­mi elles, citons Gal­lus Mag de Gen­der­Tren­der (Gen­der­Tren­der), et Dirt du blog The Dirt from Dirt, Change your World, Not your Body (Dirt from Dirt).

La manière dont on m’a moi-même empê­ché de par­ler de ce sujet, et de n’importe quel autre, témoigne de cette cam­pagne menée contre les cri­tiques fémi­nistes par les acti­vistes trans­genres. J’ai en effet été dés­in­vi­tée d’une impor­tante confé­rence fémi­niste inti­tu­lée « Femi­nism in Lon­don » (« Fémi­nisme à Londres »), qui devait avoir lieu en novembre 2011 et qui, fina­le­ment, a été annu­lée par crainte d’of­fen­ser les trans­genres. On m’a aus­si inter­dit de prendre la parole lors d’une confé­rence fémi­niste en juillet 2012 à Londres, qui a dû se dérou­ler dans un lieu secret, en rai­son d’une cam­pagne de dif­fa­ma­tion orches­trée par des mili­tants trans­genres (Jef­freys, 2012). Mais cette sup­pres­sion du débat ne sau­rait se pour­suivre indé­fi­ni­ment. Il existe une volon­té gran­dis­sante d’exposer la contro­verse plus lar­ge­ment. En effet, au début de l’an­née 2013, la ques­tion a explo­sé au grand jour à la suite d’un article publié dans le jour­nal bri­tan­nique The Obser­ver par la chro­ni­queuse Julie Bur­chill, dénon­çant le har­cè­le­ment de sa col­lègue Suzanne Moore par des mili­tants trans­genres (Young, 2013). L’ar­ticle de Bur­chill a été cen­su­ré et reti­ré du site, mais ensuite repro­duit sur de nom­breux autres sites favo­rables à sa cri­tique. Pour une fois, le trans­gen­risme était expo­sé à la vue du grand public. Il appa­rais­sait clai­re­ment que ce phé­no­mène pou­vait être contes­té. Ce livre arrive donc à point nommé.

L’i­dée et les pra­tiques du genre pos­sèdent un fort poten­tiel de nui­sance. Dans le cas du trans­gen­risme, ces nui­sances peuvent prendre plu­sieurs formes. Les per­sonnes qui estiment que leur « genre » ne cor­res­pond pas à leur corps peuvent connaître des souf­frances psy­cho­lo­giques, puis être phy­si­que­ment endom­ma­gées par la pro­fes­sion médi­cale qui les diag­nos­tique et les traite. Elles peuvent connaître davan­tage de souf­frances après ce trai­te­ment, en se retrou­vant mar­gi­na­li­sées et exclues. Cer­taines consi­dèrent par­fois qu’elles ont com­mis une erreur dif­fi­cile à rec­ti­fier. Ce livre va plus loin que les autres ouvrages sur le sujet du trans­gen­risme, en explo­rant son contexte social et poli­tique éten­du, et ses nom­breuses impli­ca­tions. Il s’in­té­resse à d’autres per­sonnes que ce phé­no­mène fait souf­frir, comme ces épouses qui découvrent que leurs maris se consi­dèrent désor­mais comme des femmes, ces les­biennes dont le les­bia­nisme est remis en ques­tion lorsque leurs par­te­naires deviennent des « hommes », et ces mères qui pleurent la perte de leurs filles ou de leurs fils. Toutes ces caté­go­ries de per­sonnes meur­tries par le trans­gen­risme sont des femmes, et ce, que les aspi­rants trans­genres soient des hommes ou des femmes. Le trans­gen­risme cause du tort aux com­mu­nau­tés les­biennes, frac­tu­rées par l’en­trée en scène des hommes qui trans­genrent[2] et la dis­pa­ri­tion de leurs membres au pro­fit de cette hété­ro­sexua­li­té chi­mi­que­ment et chi­rur­gi­ca­le­ment construite que l’on pro­pose à un nombre crois­sant de les­biennes. Le mou­ve­ment fémi­niste est éga­le­ment mis à mal par les acti­vistes et théo­ri­ciens du trans­gen­risme qui le cri­tiquent sau­va­ge­ment, et qui cherchent à détruire les espaces et ser­vices réser­vés aux femmes en recou­rant à une tac­tique d’entrisme. Le suc­cès des cam­pagnes de déso­rien­ta­tion orga­ni­sées à l’encontre du fémi­nisme et des espaces et ser­vices réser­vés aux femmes repose sur la confu­sion qui règne désor­mais autour de la notion de « genre ».

Le genre et l’égalité pour les femmes

Le trans­gen­risme ne pour­rait exis­ter sans une notion essen­tia­liste du « genre ». Les cri­tiques fémi­nistes sou­tiennent que le concept d’ « iden­ti­té de genre » se fonde sur des sté­réo­types de genre ; or, en droit inter­na­tio­nal, il est affir­mé que ces sté­réo­types de genre s’opposent aux inté­rêts des femmes (Haus­man, 1995 ; Jef­freys, 2005 ; Ray­mond, 1994). La Conven­tion des Nations Unies sur l’é­li­mi­na­tion de toutes les formes de dis­cri­mi­na­tion à l’é­gard des femmes (CEDAW) (1979) a été rédi­gée avant que les idées de genre et d’ « iden­ti­té de genre » ne dominent le dis­cours du droit inter­na­tio­nal et ne se sub­sti­tuent aux femmes en tant que caté­go­rie de sexe. Elle men­tionne des « rôles sté­réo­ty­pés » et recon­nait que ces sté­réo­types consti­tuent le fon­de­ment de la dis­cri­mi­na­tion à l’é­gard des femmes. L’ar­ticle 5 sti­pule que les États par­ties doivent prendre « toutes les mesures appro­priées pour » :

Modi­fier les sché­mas et modèles de com­por­te­ment socio­cul­tu­rel de l’homme et de la femme en vue de par­ve­nir à l’élimination des pré­ju­gés et des pra­tiques cou­tu­mières, ou de tout autre type, qui sont fon­dés sur l’idée de l’infériorité ou de la supé­rio­ri­té de l’un ou l’autre sexe ou sur les rôles sté­réo­ty­pés des hommes et des femmes.

(CEDAW, 1979 : Article 5)

L’i­dée d’ « iden­ti­té de genre », qui repose sur ces « rôles sté­réo­ty­pés », rentre donc en contra­dic­tion directe avec la Conven­tion sur l’é­li­mi­na­tion de toutes les formes de dis­cri­mi­na­tion à l’é­gard des femmes, qui consi­dère ces sté­réo­types comme pro­fon­dé­ment pré­ju­di­ciables aux femmes.

En outre, le terme « genre » est lui-même pro­blé­ma­tique. Il fut employé pour la pre­mière fois dans un sens autre que gram­ma­ti­cal par des sexo­logues — des scien­ti­fiques du sexe, comme John Money, dans les années 1950 et 1960 — impli­qués dans la nor­ma­li­sa­tion des enfants inter­sexués. Ils uti­li­saient ce terme afin de dési­gner les carac­té­ris­tiques com­por­te­men­tales qu’ils consi­dé­raient comme les plus appro­priées pour les per­sonnes de l’un ou l’autre sexe bio­lo­gique. Ce concept de genre leur ser­vait à déci­der de la caté­go­rie sexuelle dans laquelle il fal­lait pla­cer les enfants qui ne pré­sen­taient pas d’indicateurs phy­siques clairs d’appartenance à l’un des deux sexes bio­lo­giques (Haus­man, 1995). Leur objec­tif n’é­tait pas pro­gres­siste. Il s’a­gis­sait d’hommes conser­va­teurs qui pen­saient qu’il devait y avoir des dif­fé­rences claires entre les sexes et qui cher­chaient à créer des caté­go­ries sexuelles dis­tinctes au tra­vers de pro­jets d’in­gé­nie­rie sociale. Mal­heu­reu­se­ment, le terme fut adop­té par cer­taines théo­ri­ciennes fémi­nistes dans les années 1970 et, à la fin des années 1970, était cou­ram­ment uti­li­sé dans le fémi­nisme uni­ver­si­taire afin d’indiquer la dif­fé­rence entre le sexe bio­lo­gique et les carac­té­ris­tiques déri­vées de la poli­tique et non de la bio­lo­gie, appe­lées « genre » (Haig, 2004).

Avant l’a­dop­tion du terme « genre », l’expression la plus cou­ram­ment employée pour décrire ces carac­té­ris­tiques socia­le­ment construites était « rôles sexuels ». Le terme « rôle » évoque une construc­tion sociale et n’é­tait donc pas sus­cep­tible de subir le même dévoie­ment que celui de « genre », si effi­ca­ce­ment détour­né par les mili­tants trans­genres. Par « genre », les fémi­nistes dési­gnaient non seule­ment le com­por­te­ment socia­le­ment construit asso­cié au sexe bio­lo­gique, mais aus­si le sys­tème de pou­voir mas­cu­lin et de subor­di­na­tion des femmes lui-même, connu sous le nom de « hié­rar­chie des sexes » ou « ordre des sexes » (Connell, 2005 ; Mac­kin­non, 1989). Pro­gres­si­ve­ment, les expres­sions aupa­ra­vant employées pour dési­gner ce sys­tème, comme domi­na­tion mas­cu­line, classe de sexe ou caste de sexe, furent aban­don­nées, ce qui eut pour effet d’escamoter l’i­den­ti­fi­ca­tion directe des agents res­pon­sables de la subor­di­na­tion des femmes – les hommes. Le terme « genre », en tant qu’eu­phé­misme, fit dis­pa­raître les hommes en tant qu’a­gents de la vio­lence mas­cu­line exer­cée contre les femmes, désor­mais com­mu­né­ment appe­lée « vio­lence de genre ». Or le mot « genre » est de plus en plus uti­li­sé, dans les for­mu­laires offi­ciels et la légis­la­tion, par exemple, pour rem­pla­cer le terme « sexe », comme si le « genre » était lui-même bio­lo­gique. Cet usage s’éloigne lar­ge­ment de la com­pré­hen­sion fémi­niste du genre.

Le livre de Shei­la Jef­freys dont ce texte est tiré.

Caste sexuelle

Dans ce livre, je parle de « caste sexuelle » pour décrire le sys­tème poli­tique dans lequel les femmes sont subor­don­nées aux hommes sur la base de leur bio­lo­gie. Les fémi­nistes ne s’accordent pas sur l’emploi de « caste » ou de « classe » pour décrire la condi­tion de subor­di­na­tion des femmes. Celles qui uti­lisent le concept de « classe sexuelle » pour dési­gner les femmes, comme Kate Millett, se réfèrent à leur expé­rience de la poli­tique de gauche et consi­dèrent que l’idée de « classe » ouvre la pos­si­bi­li­té d’une révo­lu­tion (Millett, 1972). Cepen­dant, Millett uti­lise éga­le­ment le terme de caste, en par­lant de « sys­tème de caste sexuelle » des femmes (Millett, 1972 : 275). Si les femmes consti­tuent une classe subor­don­née à celle des hommes, à l’ins­tar de la classe ouvrière par rap­port à la bour­geoi­sie, alors la révo­lu­tion des femmes peut être concep­tua­li­sée comme le ren­ver­se­ment du pou­voir des hommes, de sorte que la classe sexuelle dis­pa­raisse en tant que caté­go­rie signi­fiante (Wit­tig, 1992). Cela implique éga­le­ment, comme dans la théo­rie de gauche, que la révo­lu­tion des femmes néces­site la recon­nais­sance par les femmes de leur sta­tut de classe de « sexe » comme fon­de­ment de l’ac­tion poli­tique. Néan­moins, le terme de classe de sexe peut être pro­blé­ma­tique dans la mesure où il sug­gère que les femmes pour­raient sor­tir de leur « classe », de la même manière que les membres de la classe ouvrière pour­raient chan­ger de classe en s’embourgeoisant. Le terme « caste », en revanche, est plus appro­prié pour cet ouvrage parce qu’il évoque la manière dont on impose aux femmes un sta­tut de caste subor­don­née pour toute leur vie (voir Bur­ris, 1973). Les femmes peuvent chan­ger de classe éco­no­mique, mais elles demeurent des femmes à moins qu’elles ne choi­sissent de se dire trans­genres et de reven­di­quer leur appar­te­nance à la caste du sexe domi­nant. Les deux termes peuvent être utiles pour arti­cu­ler la condi­tion des femmes, mais celui de « caste » est plus per­ti­nent pour l’é­tude du trans­gen­risme. L’exis­tence même du trans­gen­risme chez les femmes démontre la rigi­di­té de la subor­di­na­tion de caste. Les marques de la caste res­tent atta­chées aux femmes, à moins qu’elles ne pré­tendent être des « hommes ». Seul un bou­le­ver­se­ment social majeur per­met­trait un chan­ge­ment à cet égard.

Les théo­ri­ciens post­mo­dernes et queers s’accordent avec les théo­ri­ciens trans­genres sur l’i­dée selon laquelle le « genre » serait une carac­té­ris­tique chan­geante que l’on pour­rait adop­ter et aban­don­ner à volon­té, échan­ger contre une autre et ain­si de suite. Le genre, uti­li­sé dans ce sens, fait dis­pa­raître la fixi­té du sexe, la base bio­lo­gique indui­sant la relé­ga­tion des femmes dans une caste sexuelle subor­don­née. Les enfants de sexe fémi­nin sont iden­ti­fiés par la bio­lo­gie à la nais­sance et pla­cés dans une caste sexuelle fémi­nine, qui leur attri­bue un sta­tut infé­rieur tout au long de leur vie. La pré­fé­rence pour les enfants bio­lo­gi­que­ment mas­cu­lins et les fémi­ni­cides des enfants de sexe fémi­nin, par exemple, qui sont à l’origine d’un impor­tant dés­équi­libre du ratio hommes/femmes en Inde et dans d’autres pays, reposent sur le sexe et non sur le « genre ». Les fœtus de sexe fémi­nin sont avor­tés et les enfants de sexe fémi­nin tuées en rai­son d’une dis­cri­mi­na­tion fon­dée sur le sexe et non sur le « genre » (Pande, 2006). Les fœtus ne pos­sèdent pas de « genre » ou d’ « iden­ti­té de genre ». La haine cultu­relle des femmes n’affecte pas la façon dont ils se com­prennent eux-mêmes. Le sta­tut de caste sexuelle infé­rieure des femmes leur est attri­bué en rai­son de leur bio­lo­gie, et c’est au tra­vers de leur bio­lo­gie que leur subor­di­na­tion est encore ren­for­cée par le viol, la fécon­da­tion et la pro­créa­tion for­cée. Les femmes ne peuvent pas se défaire de leur appa­rence de femmes, comme le peuvent les tra­ves­tis ; si elles peuvent reje­ter les vête­ments fémi­nins, jugés infé­rio­ri­sant, cela ne les empê­che­ra pas de subir, parce qu’elles sont des femmes, vio­lence et dis­cri­mi­na­tion. Par ailleurs, les femmes qui réus­sissent dans des rôles habi­tuel­le­ment réser­vés aux hommes sont sus­cep­tibles d’être trai­tées comme des intruses et d’être vic­times de har­cè­le­ment sexuel, comme la Pre­mière ministre aus­tra­lienne Julia Gil­lard (Sum­mers, 2013). Son sta­tut de caste infé­rieure lui a conti­nuel­le­ment été jeté au visage par des com­men­ta­teurs, des poli­ti­ciens et des cari­ca­tu­ristes mas­cu­lins hos­tiles. Les femmes ne décident pas, à un moment de leur vie d’a­dulte, qu’elles aime­raient que les autres les per­çoivent comme des femmes, parce qu’être une femme n’est pas une « iden­ti­té ». L’ex­pé­rience des femmes ne res­semble en rien à celle des hommes qui adoptent l’ « iden­ti­té de genre » dite femme. L’i­dée d’ « iden­ti­té de genre » éva­cue la bio­lo­gie et toutes les expé­riences que connaissent les per­sonnes dotées d’une bio­lo­gie fémi­nine éle­vées dans un sys­tème de castes basé sur le sexe. Un seul et unique livre cri­tique du trans­gen­risme fut publié au cours de la deuxième vague fémi­niste : L’Empire trans­sexuel de Janice Ray­mond (1994 ; pre­mière publi­ca­tion en 1979, et en 1981 en fran­çais), un excellent ouvrage. Elle résume ain­si la dif­fé­rence entre la concep­tion fémi­niste de la femme et celle qu’en ont les hommes qui transgenrent :

Nous savons que nous sommes des femmes nées avec des chro­mo­somes femelles et une ana­to­mie de femme et que, socia­li­sées ou non pour être des femmes pré­ten­du­ment nor­males, nous sommes et serons trai­tées par le patriar­cat en femmes. L’histoire des trans­sexuels n’est pas la même. His­to­ri­que­ment, aucun homme ne peut naître femme et occu­per la place de femme dans notre culture. Son his­toire peut être celle d’un indi­vi­du qui désire être femme et qui agit en femme, mais il s’agit dès lors de l’expérience socio­sexuelle d’un trans­sexuel et non d’une femme. La chi­rur­gie peut confé­rer des organes fémi­nins internes et externes arti­fi­ciels, mais il lui est impos­sible de confé­rer l’histoire qui accom­pagne le fait de naître femme dans notre société.

(Ray­mond, 1981)

Les femmes ne sont-elles que le fruit de l’imagination des hommes ?

Depuis des mil­lé­naires, les hommes décident de ce que sont les femmes et com­ment elles doivent se com­por­ter, par le biais des ins­ti­tu­tions de contrôle social que sont la reli­gion, la pro­fes­sion médi­cale, la psy­cha­na­lyse et l’in­dus­trie du sexe (Millett, 1972). Les fémi­nistes se sont bat­tues pour sous­traire la défi­ni­tion de la femme à ces ins­ti­tu­tions mas­cu­lines et déve­lop­per leurs propres concep­tions. La reven­di­ca­tion du « droit » d’au­to­dé­cla­ra­tion du « genre » retourne à nou­veau la défi­ni­tion de ce qu’est une femme au vou­loir des hommes. La prin­ci­pale tâche de la théo­rie fémi­niste est d’affranchir les femmes du poids des défi­ni­tions et des théo­ries des hommes. Les fémi­nistes ont déve­lop­pé ce qu’on a appe­lé le « fémi­nisme du posi­tion­ne­ment » (ou « fémi­nisme du point de vue ») afin de décrire une nou­velle forme de connais­sance des femmes, for­mée à par­tir de l’ex­pé­rience des femmes en tant que groupe oppri­mé et affi­née par la lutte et le pro­ces­sus col­lec­tif (Har­ding (ed.), 2004). Cette décla­ra­tion d’in­dé­pen­dance, ce rejet de la « connais­sance » des femmes pro­duite par les hommes et l’édifice de la nôtre propre consti­tuent le fon­de­ment même du fémi­nisme. Les hommes ont for­mé leurs idées de ce que sont les femmes depuis leur posi­tion de caste domi­nante. Ils ont ain­si attri­bué aux femmes les carac­té­ris­tiques les plus à même de les ser­vir eux, et de jus­ti­fier la subor­di­na­tion des femmes. Ces carac­té­ris­tiques ne repré­sentent pas la « véri­té », mais ont été pro­mues comme telle, avec le sou­tien de la science et de la vision patriar­cale de la bio­lo­gie. Il est donc remar­quable que la vision mas­cu­line de ce que sont les femmes, sous la forme de l’i­déo­lo­gie trans­genre, ait obte­nu le moindre cré­dit auprès de quelque branche que ce soit de la théo­rie fémi­niste. Cepen­dant, comme je l’ex­pli­que­rai dans le cha­pitre 2 consa­cré au trans­gen­risme et au fémi­nisme, elle y est par­ve­nue, au point que des hommes ayant trans­gen­ré sont désor­mais invi­tés à dis­cou­rir, en tant qu’intervenants prin­ci­paux, lors de confé­rences por­tant sur l’ex­pé­rience des femmes.

Par-des­sus tout, le trans­gen­risme des hommes peut être consi­dé­ré comme une impi­toyable appro­pria­tion de l’ex­pé­rience et de l’exis­tence des femmes. Les hommes qui reven­diquent l’identité de femme ne pos­sèdent pas la moindre expé­rience du fait d’être femme et ne devraient donc pas avoir le droit de par­ler en tant que « femmes ». En effet, ces hommes sont sou­vent très conser­va­teurs et hyper­mas­cu­lins. Le pilote d’hé­li­co­ptère trans­genre amé­ri­cain, Bob Tur, explique bien ce point :

En réa­li­té, les vrais trans­genres font des choses hyper­mas­cu­lines. Kris­tin Beck, le Navy Seal, l’illustre bien. Il y a beau­coup de pilotes de ligne, beau­coup de pilotes mili­taires. J’ai connu toutes sortes de pilotes, j’ai connu des espions, j’ai fait des vols qua­si mili­taires à l’é­tran­ger. Donc, hum, ce n’est pas, ce n’est pas aty­pique. C’est une chose assez clas­sique. Le trans­genre typique a ten­dance à avoir un QI supé­rieur de 30 points à la moyenne, il est plu­tôt gau­cher, plu­tôt conser­va­teur, a été marié, a des enfants. Et, dans cer­tains cas, ils ont des traits hypermasculins.

(Tur, 2013)

Ces élo­quentes confes­sions de Tur sug­gèrent qu’il n’y a rien de pro­gres­siste dans les fan­tasmes de ces hommes qui se prennent pour des femmes, bien au contraire.

Définitions des termes

La signi­fi­ca­tion du terme trans­genre change constam­ment. Avant les années 1990, le terme uti­li­sé pour dési­gner une per­sonne qui sou­hai­tait chan­ger de « sexe » était trans­sexuel. Dans les années 1990, le terme trans­genre a été lar­ge­ment adop­té afin de dési­gner les per­sonnes qui ne sou­hai­taient pas aller jus­qu’à subir une inter­ven­tion chi­rur­gi­cale pour alté­rer leurs carac­té­ris­tiques sexuelles secon­daires, mais qui vou­laient chan­ger de « genre », géné­ra­le­ment com­pris comme des mar­queurs d’ap­pa­rence tels que les vête­ments. À la fin des années 1990, le terme « trans­sexua­lisme » est tom­bé en désué­tude tan­dis que le terme « trans­genre » a été adop­té dans les milieux uni­ver­si­taires et dans les ser­vices de proxi­mi­té pour dési­gner aus­si bien les per­sonnes aupa­ra­vant consi­dé­rées comme trans­sexuelles que cette nou­velle caté­go­rie de per­sonnes qui sou­hai­taient chan­ger de « genre » sans subir d’opération chi­rur­gi­cale, et que les homo­sexuels effé­mi­nés et les tra­ves­tis. Depuis, la signi­fi­ca­tion du terme « trans­genre » a encore évo­lué. Il consti­tue désor­mais un terme très géné­ral, dési­gnant éga­le­ment les tra­ves­tis occa­sion­nels et même les per­sonnes qui se consi­dèrent sans « genre ». L’é­vo­lu­tion et le chan­ge­ment inces­sant de signi­fi­ca­tion du terme ont été si impor­tants que cer­tains tran­sac­ti­vistes se sont per­mis d’af­fir­mer que les homo­sexuels consti­tuaient sim­ple­ment une sous-caté­go­rie des trans­genres (Whit­tle et al., 2007 : 14). Au cours de la der­nière décen­nie, le terme « trans­genre » a été adop­té dans les docu­ments poli­tiques et dans la loi.

« Trans­genre » consti­tue désor­mais un terme géné­rique pour dési­gner une grande varié­té de per­sonnes mal à l’aise avec les rôles tra­di­tion­nels de genre. Dépour­vues de l’analyse fémi­niste expo­sant le genre lui-même comme le prin­ci­pal pro­blème, ces per­sonnes cherchent à expri­mer leur malaise en adop­tant des élé­ments du sté­réo­type de genre oppo­sé. Le flou crois­sant de la caté­go­rie n’empêche aucu­ne­ment l’a­dop­tion rapide du terme et de l’i­dée de « droits » des trans­genres d’exercer leur « expres­sion de genre » dans les légis­la­tures des États et des ins­tances supra­na­tio­nales comme l’U­nion euro­péenne. Toutes les men­tions du terme reposent sur l’i­dée d’un genre essen­tiel avec lequel nous pour­rions jouer, ou « tran­ser », mais dont on ne pour­rait se pas­ser. Toutes les formes de trans­gen­risme sont donc éga­le­ment pro­blé­ma­tiques du point de vue du fémi­nisme. Toutes redonnent du souffle à un concept – le genre – qui consti­tue le fon­de­ment et la jus­ti­fi­ca­tion de la subor­di­na­tion des femmes. Ce livre tente de faire le point sur toutes ces trans­mu­ta­tions du trans­gen­risme, tout en sou­li­gnant les nui­sances qui en découlent.

Les trans­for­ma­tions phy­siques que per­mettent les hor­mones et la chi­rur­gie n’altèrent en rien le sexe bio­lo­gique des per­sonnes qui y recourent. C’est pour­quoi, dans cet ouvrage, les per­sonnes de sexe mas­cu­lin qui trans­genrent sont appe­lées hommes trans­genres, ou trans­genres mas­cu­lins, et celles de sexe fémi­nin, femmes trans­genres, ou trans­genres fémi­nins, tou­jours en réfé­rence à leur sexe bio­lo­gique. Les expres­sions « male-to-female » (MTF) et « female-to-male » (FTM) sug­gèrent de manière inexacte que l’on pour­rait chan­ger de sexe. Tel n’est pas le cas.

Le trans­gen­risme dif­fère de l’in­ter­sexua­li­té. Les per­sonnes inter­sexuées sont nées avec « une ana­to­mie repro­duc­tive ou sexuelle dont l’apparence ne cor­res­pond pas aux défi­ni­tions typiques de la femme ou de l’homme » (ISNA). Les acti­vistes inter­sexes ne font pas cam­pagne en faveur de la chi­rur­gie de réas­si­gna­tion sexuelle. Au contraire, ils la cri­tiquent sou­vent de manière inci­sive, au motif qu’elle était tra­di­tion­nel­le­ment employée afin de muti­ler les enfants inter­sexués en vue de les inté­grer à une des deux castes sexuelles, avec par­fois des consé­quences néga­tives sur leur san­té (Dre­ger, 1998). Sur inter­net, cer­taines per­son­na­li­tés trans­genres se pré­tendent inter­sexuées pour faire croire qu’elles ne sont pas bio­lo­gi­que­ment mas­cu­lines, mais l’in­ter­sexua­li­té et le trans­gen­risme sont des phé­no­mènes dif­fé­rents (ISNA). L’in­ter­sexua­li­té relève de la bio­lo­gie. L’« iden­ti­té de genre » est une condi­tion mentale.

Pronoms

L’usage de pro­noms spé­ci­fiques consti­tue une pré­oc­cu­pa­tion majeure des indi­vi­dus qui trans­genrent. Ils sou­haitent que d’autres per­sonnes, y com­pris leurs épouses, par­te­naires et enfants, les dési­gnent au moyen des pro­noms qu’ils ont nou­vel­le­ment adop­tés. Les désac­cords qui existent concer­nant les pro­noms sont d’ordre poli­tique. Le pro­nom mas­cu­lin, par exemple, ne devrait plus être uti­li­sé comme s’il était géné­rique, inclu­sif des femmes. Je choi­sis ici d’u­ti­li­ser des pro­noms indi­quant le sexe bio­lo­gique des per­sonnes que je men­tionne pour un cer­tain nombre de rai­sons. D’abord parce que le sexe bio­lo­gique des per­sonnes trans­genres demeure inchan­gé. Or, il importe, poli­ti­que­ment, pour les fémi­nistes, de connaitre le sexe bio­lo­gique de ceux qui pré­tendent être des femmes et pro­meuvent des ver­sions pré­ju­di­ciables de ce qui consti­tue la fémi­ni­té. Par ailleurs, l’u­ti­li­sa­tion, par les hommes, de pro­noms fémi­nins, masque le pri­vi­lège mas­cu­lin qui leur est accor­dé de fac­to en tant qu’hommes, membres de la caste sexuelle mas­cu­line. En dési­gnant des hommes au moyen du pro­nom « elle », ce pri­vi­lège, qui affecte leur posi­tion de parole et peut s’avérer cru­cial dans leur déci­sion de deve­nir « femmes » en pre­mier lieu, est occulté.

Le res­pect des pro­noms indi­ca­tifs de la bio­lo­gie m’importe éga­le­ment parce qu’en tant que fémi­niste, je consi­dère le pro­nom fémi­nin comme hono­ri­fique, appe­lant cer­tains égards, égards décou­lant de l’appartenance à une caste sexuelle subor­don­née, mais résis­tante, qui mérite que l’on s’a­dresse à elle avec défé­rence. Les hommes qui trans­genrent ne peuvent pré­tendre à une telle posi­tion. Cet argu­ment est men­tion­né par les femmes par­te­naires d’hommes qui trans­genrent au cha­pitre 4. Il leur est sou­vent impos­sible d’ac­cep­ter que leurs maris soient deve­nus des femmes. Elles ne par­viennent pas à uti­li­ser, les concer­nant, des pro­noms qu’elles consi­dèrent comme spé­ci­fiques à leur propre expé­rience de femme. Ain­si que le sou­tient ce livre, ces pers­pec­tives d’épouses et de par­te­naires sont impor­tantes et méritent d’être prises en compte. En outre, s’en tenir aux pro­noms d’o­ri­gine per­met d’é­vi­ter la dif­fi­cul­té d’avoir à déci­der quels hommes devraient être qua­li­fiés de femmes : ceux qui se tra­ves­tissent sim­ple­ment de temps en temps, ceux qui prennent des hor­mones ou ceux qui subissent une chi­rur­gie de réas­si­gna­tion sexuelle. Le seul fait de devoir y réflé­chir consti­tue une tâche odieuse, et puisqu’ils conservent tous une bio­lo­gie mas­cu­line, il est plus simple de conser­ver des pro­noms indi­quant leur sexe. De sur­croit, les per­sonnes qui regrettent d’avoir trans­gen­ré peuvent déci­der de reve­nir à leurs pro­noms d’o­ri­gine ou, dans cer­tains cas, faire plu­sieurs allers-retours impli­quant à chaque fois des chan­ge­ments com­plexes de pro­noms. L’u­ti­li­sa­tion des pro­noms d’o­ri­gine m’exonère de devoir pro­cé­der à de nom­breuses modi­fi­ca­tions au fil du temps.

Structure du livre

Les deux pre­miers cha­pitres de l’ou­vrage exposent com­ment l’i­dée du trans­gen­risme s’est déve­lop­pée et impo­sée à par­tir du milieu du XXe siècle. Le cha­pitre 1 exa­mine la construc­tion du trans­gen­risme par des spé­cia­li­tés médi­cales telles que l’en­do­cri­no­lo­gie, la chi­rur­gie et la psy­cho­lo­gie. Le cha­pitre 2 ana­lyse les fac­teurs ayant ame­né des pans entiers des mou­ve­ments fémi­nistes, les­biens et gays à sou­te­nir les droits des trans­genres, comme le déve­lop­pe­ment de la théo­rie queer et post­mo­derne, qui sou­tient que la « femme » n’existe pas vrai­ment et que jouer avec le « genre » et en chan­ger consti­tue une pra­tique trans­gres­sive. Le troi­sième cha­pitre, inti­tu­lé « Tran­si­tion­ner ou se faire lit­té­ra­le­ment du mal », exa­mine l’im­pact le plus direc­te­ment nui­sible de la construc­tion du trans­gen­risme. Il exa­mine la lit­té­ra­ture por­tant sur les effets psy­cho­lo­giques et phy­siques de la chi­rur­gie trans­genre et de l’u­ti­li­sa­tion à long terme d’hor­mones sur les trans­genres eux-mêmes. Il décrit les pra­tiques nui­sibles liées à la pra­tique du trans­gen­risme, du ban­dage de la poi­trine à la chi­rur­gie géni­tale, en pas­sant par les chi­rur­gies faciales à répé­ti­tion, et indique qui en tire profit.

Les cha­pitres sui­vants exa­minent les effets sociaux, poli­tiques et juri­diques de la construc­tion du phé­no­mène. Deux cha­pitres sont consa­crés aux pré­ju­dices subis par les épouses, les petites amies et les par­te­naires les­biennes d’individus trans­genres, dont la vie est consi­dé­ra­ble­ment affec­tée par la tran­si­tion de leur par­te­naire. Les femmes dont les maris se sont décla­rés trans­genres s’expriment de plus en plus et s’en­gagent dans un mou­ve­ment de résis­tance. La majo­ri­té des hommes qui trans­genrent (Law­rence, 2004) pré­sentent des anté­cé­dents de tra­ves­tis­se­ment par exci­ta­tion sexuelle, sont mariés et ont des enfants. Les épouses souffrent de voir leur iden­ti­té remise en ques­tion par des maris qui se disent les­biennes et exigent par­fois de leurs par­te­naires fémi­nines qu’elles s’i­den­ti­fient éga­le­ment comme les­biennes. De leur côté, les par­te­naires les­biennes des femmes qui trans­genrent doivent se redé­fi­nir en tant que femmes hété­ro­sexuelles si elles sou­haitent res­ter en rela­tion avec des femmes qui se consi­dèrent désor­mais comme des hommes hété­ro­sexuels. Dans les deux cas, les par­te­naires non trans­genres se retrouvent à assu­mer une quan­ti­té consi­dé­rable de tra­vail non rému­né­ré afin de sou­te­nir leurs par­te­naires trans­genres, com­pre­nant par exemple la tâche d’être plus fémi­nine pour aider une par­te­naire les­bienne à se sen­tir plus mas­cu­line. Elles sont ame­nées à four­nir des ser­vices de soin non rému­né­rés, à faire des injec­tions, prendre des ren­dez-vous, emme­ner leur par­te­naire faire des courses, éco­no­mi­ser et payer les opé­ra­tions chi­rur­gi­cales. Elles doivent gérer l’ex­po­si­tion, ou la néces­si­té, comme elles le for­mulent, de dis­si­mu­ler la pra­tique de leur par­te­naire. Et elles ne reçoivent que bien peu de sou­tien ou de recon­nais­sance pour le pré­ju­dice psy­cho­lo­gique qu’elles endurent, que cer­tains psy­cho­logues assi­milent désor­mais à un stress post-trau­ma­tique. Un autre cha­pitre détaille un effet très inquié­tant du mili­tan­tisme trans­genre et du lob­bying de la pro­fes­sion médi­cale : le trans­gen­risme des enfants.

Les deux der­niers cha­pitres exa­minent les effets pra­tiques de la cam­pagne pour les droits des trans­genres sur toutes les femmes, qui com­prennent l’accès d’hommes qui trans­genrent aux toi­lettes et aux pri­sons pour femmes, et aux espaces réser­vés aux femmes comme les refuges pour vic­times de vio­lence domes­tique. Le cha­pitre 7, inti­tu­lé « Un conflit de droits », exa­mine la manière dont la demande de recon­nais­sance juri­dique du « droit » au genre et à l’ « expres­sion de genre » entre en conflit avec les droits des femmes. Ce cha­pitre explore la manière dont la loi est modi­fiée, dans les pays occi­den­taux, pour tenir compte des « droits liés au genre », et les impli­ca­tions de ces chan­ge­ments. L’un des prin­ci­paux objec­tifs des groupes d’ac­ti­vistes trans­genres est de per­mettre aux hommes qui trans­genrent d’ac­cé­der aux « espaces gen­rés » comme les fes­ti­vals pour femmes, les refuges pour femmes, les ser­vices de lutte contre la vio­lence sexuelle, les loge­ments réser­vés aux femmes, les toi­lettes et les pri­sons. Ces espaces furent créés afin de ser­vir les inté­rêts des femmes en tant que groupe subor­don­né, afin de leur per­mettre de s’organiser socia­le­ment et poli­ti­que­ment hors du contrôle mas­cu­lin, d’assurer leur inti­mi­té et leur sécu­ri­té face à la vio­lence des hommes. La déter­mi­na­tion des hommes qui se consi­dèrent trans­genres à péné­trer dans ces espaces a engen­dré un stress consi­dé­rable au sein des com­mu­nau­tés de femmes. Dans cer­tains cas, cela a conduit à la sus­pen­sion de fes­ti­vals de femmes ou à l’a­ban­don de pro­jets de créa­tion de centres réser­vés aux femmes, au grand dam des com­mu­nau­tés de femmes qu’ils étaient cen­sés servir.

Lecture à contre-courant

La lit­té­ra­ture cri­tique du trans­gen­risme dont je me suis ser­vie pour rédi­ger ce livre est très limi­tée. Depuis l’ou­vrage sémi­nal de Janice Ray­mond, L’Empire trans­sexuel, paru en 1979, il n’y a presque eu aucun tra­vail fémi­niste cri­tique à ce sujet. En revanche, il y a eu une ava­lanche de recherches et d’é­crits adop­tant une approche posi­tive, voire élo­gieuse, du sujet. Pour cette rai­son, j’ai été ame­née à lire cette lit­té­ra­ture apo­lo­gé­tique « à contre-cou­rant », c’est-à-dire à en extraire les preuves abon­dantes des dom­mages cau­sés par le trans­gen­risme, qui trans­pa­raissent éga­le­ment de manière fla­grante dans les docu­ments se vou­lant favo­rables à cette pra­tique. En plus de cette lec­ture à contre-cou­rant, j’utilise des ana­lo­gies dans deux cha­pitres, et trois entre­tiens clés menés par Lorene Gott­schalk, afin de révé­ler ce que tait la lit­té­ra­ture aca­dé­mique et populaire.

Dans deux cha­pitres, j’utilise des ana­lo­gies pour illus­trer les simi­li­tudes entre le trans­gen­risme et l’ho­mo­sexua­li­té ou l’eu­gé­nisme en vue d’exposer les nui­sances qu’il cause. Pour le pre­mier cha­pitre, qui porte sur la construc­tion his­to­rique et sexo­lo­gique du trans­gen­risme, j’ai trou­vé très utile de faire une ana­lo­gie avec la construc­tion de l’ho­mo­sexua­li­té en tant que caté­go­rie sociale. En l’ab­sence d’ap­proches cri­tiques de la construc­tion du trans­gen­risme dans la lit­té­ra­ture aca­dé­mique ou popu­laire, cela offrait une porte d’entrée inté­res­sante, d’au­tant plus que les deux pra­tiques sont liées de manière évi­dente. Pareille­ment, dans le cha­pitre sur le trans­gen­risme des enfants, je le com­pare à la pra­tique des chi­rur­gies sexuelles employées par ceux qui s’ins­pi­raient des idées de l’eu­gé­nisme afin de sou­li­gner les dom­mages qu’il induit.

Étant don­né qu’il n’existe pas de publi­ca­tion cri­tique sur ce sujet, c’est à par­tir de rien qu’il m’a fal­lu déve­lop­per ma cri­tique de la théo­rie trans­genre. Cepen­dant, les com­men­taires cri­tiques des fémi­nistes radi­cales, sur inter­net, de plus en plus nom­breux, m’ont été très utiles. Je leur suis recon­nais­sante à la fois pour les infor­ma­tions fac­tuelles qu’elles four­nissent sur des sites et des blogs, et pour leurs contri­bu­tions théo­riques. Il est grand temps que le fémi­nisme uni­ver­si­taire se hisse au niveau des blo­gueuses de la nou­velle vague du fémi­nisme radi­cal et pro­duise davan­tage d’é­crits et de recherches critiques.

Pour le cha­pitre 3, qui traite des nui­sances du trans­gen­risme pour les trans­genres eux-mêmes, j’ai réa­li­sé deux entre­tiens. Il n’existe que très peu d’é­crits cri­tiques du pro­ces­sus de trans­gen­risme du point de vue de ceux qui l’ont vécu. La détran­si­tion, lors de laquelle des hommes et des femmes choi­sissent de retour­ner à leur sexe d’o­ri­gine en rai­son d’une pro­fonde insa­tis­fac­tion, n’est appa­rue que récem­ment dans le domaine public. Pour ce livre, j’ai donc réa­li­sé deux entre­tiens avec des per­sonnes ayant effec­tué une détran­si­tion – un homme, Walt Heyer, et une femme, Heath Russell.

J’ai éga­le­ment réa­li­sé une inter­view afin de four­nir des preuves de pre­mière main des méfaits de la pra­tique du trans­gen­risme des hommes sur leurs épouses. S’ils n’ont pas pour but de cri­ti­quer la pra­tique, les récits des expé­riences des épouses et des mères de trans­genres, ain­si que les bio­gra­phies indi­vi­duelles des femmes dont les maris et les par­te­naires mas­cu­lins sont trans­genres, contiennent néan­moins beau­coup d’élé­ments expo­sant les manières dont elle leur nuit gra­ve­ment. J’utilise ce maté­riel ici. Une bio­gra­phie ouver­te­ment cri­tique écrite par l’épouse d’un homme trans­genre m’a été très utile (Ben­ve­nu­to, 2012). Un entre­tien avec une femme par­te­naire d’un homme trans­genre m’a per­mis d’obtenir une image de son expé­rience de la part d’une per­sonne pos­sé­dant un regard cri­tique et une ana­lyse déve­lop­pée du phé­no­mène. Les trois per­sonnes inter­ro­gées dans ce livre ont été trou­vées via des groupes cri­tiques du trans­gen­risme qui com­mencent à se for­mer sur inter­net. En l’ab­sence de lit­té­ra­ture cri­tique, elles consti­tuent une res­source essentielle.

Des uni­ver­si­taires fémi­nistes com­mencent à mener des recherches inté­res­santes sur les femmes qui trans­genrent et leurs par­te­naires, aux­quelles je me réfère dans le cha­pitre 5 de cet ouvrage (Brown, 2007, 2009, 2010 ; Pfef­fer, 2008, 2010). Ces tra­vaux ne pré­tendent pas adop­ter une approche cri­tique et, en effet, n’ex­priment aucun point de vue néga­tif sur la pra­tique du trans­gen­risme. Ils offrent cepen­dant des infor­ma­tions très per­ti­nentes pour com­prendre l’im­pact néfaste du trans­gen­risme des les­biennes sur leurs par­te­naires fémi­nines. Il se peut que cette ques­tion pré­oc­cupe davan­tage les uni­ver­si­taires fémi­nistes et les­biennes parce qu’elle se pro­duit dans leurs com­mu­nau­tés, les tou­chant de près.

En ce qui concerne les lois sur les droits des trans­genres, je n’ai trou­vé aucune lit­té­ra­ture cri­tique ou évo­quant un conflit poten­tiel avec les droits des femmes. Dans ce domaine, beau­coup reste à faire. Il n’existe pas non plus d’écrits sur l’im­pact de l’in­té­gra­tion des trans­genres dans les ser­vices et les espaces réser­vés aux femmes, hor­mis ceux de Lorene Gott­schalk, uti­li­sés au cha­pitre 8. Il est néces­saire d’ap­pro­fon­dir les recherches dans ces domaines. Afin de pal­lier le manque de lit­té­ra­ture cri­tique sur plu­sieurs des thèmes abor­dés dans ce livre, j’ai eu recours aux sites web et aux blogs des acti­vistes trans­genres eux-mêmes, qui m’ont per­mis d’exposer la rapi­di­té du déve­lop­pe­ment du mou­ve­ment des droits des trans­genres et cer­tains de ses aspects les plus bizarres.

L’importance de la construction sociale

Pour repla­cer toutes ces ques­tions dans leur contexte, il me faut d’abord exa­mi­ner com­ment le phé­no­mène du trans­gen­risme s’est construit, his­to­ri­que­ment et poli­ti­que­ment. Je m’y attelle dans le pre­mier cha­pitre. Je suis tout à fait consciente que les nou­velles géné­ra­tions de mili­tantes et de pen­seuses fémi­nistes et les­biennes, et de mili­tants et pen­seurs gays, pour­raient trou­ver l’i­dée de construc­tion sociale dif­fi­cile à accep­ter. L’i­dée selon laquelle l’ho­mo­sexua­li­té et le trans­gen­risme seraient innés domine lar­ge­ment aujourd’­hui. À l’é­poque du fémi­nisme de la deuxième vague, en revanche, le genre et la sexua­li­té étaient lar­ge­ment consi­dé­rés comme des construc­tions sociales. Ce livre part du prin­cipe que le trans­gen­risme est une construc­tion sociale, c’est pour­quoi je me pen­che­rai lon­gue­ment sur cette ques­tion de la construc­tion sociale.


Tra­duc­tion : Nico­las Casaux

  1. La prin­ci­pale orga­ni­sa­tion pro­fes­sion­nelle de psy­chiatres du Royaume-Uni (NdT).
  2. Shei­la Jef­freys emploie, en anglais, le terme trans­gen­der en tant que verbe. Il s’agit d’un néo­lo­gisme de son inven­tion. Le fran­çais pou­vant s’y prê­ter cor­rec­te­ment, j’emploie moi aus­si un néo­lo­gisme : le verbe « trans­gen­rer » (NdT).

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