Les éditions l’Échappée rééditent — enfin ! — Le Feu vert, un excellent livre de Bernard Charbonneau plus de quarante ans après sa première publication (1980). Mais qui est — était — donc Bernard Charbonneau ?! Un des plus brillants écologistes français. Comment ?! Mais on ne l’a jamais vu aux côtés de Mélanie Laurent promouvoir un monde plus bio ! Élise Lucet ne l’a jamais mentionné dans aucun de ses reportages, ni Cyril Dion dans aucun de ses documentaires ! Eh oui, pourtant, Bernard Charbonneau était un des pionniers du mouvement écologiste en France. Aux côtés de quelques-uns et dès les années 1930, soit il y a bientôt un siècle, il dénonçait et luttait contre les ravages de « la grande mue », comme il l’appelait, c’est-à-dire de l’industrialisation du monde. Il cherchait à « clamer l’évidence et se lier avec autrui, dans l’unique entreprise qui ait un sens à l’aube de l’an deux mille : sauver la nature et la liberté. Il faut bien l’obstination d’une vie acharnée dans sa voie pour oser ramasser froidement ces deux mots dans la poubelle de l’histoire. »
Dans la poubelle de l’histoire, en effet (en ce qui concerne la nature, Latour, Descola et leurs disciples cherchent d’ailleurs à l’y renvoyer).
Charbonneau était donc un écologiste avant l’heure. Avant que ce label ne soit apposé par les médias de masse et les autorités culturelles sur la révolte naturienne contre l’ordre social dominant, contre la société de croissance — qui s’intensifiait depuis le début du XXème siècle et aboutit finalement à mai 68 — avec pour effet de la désamorcer, de la rationaliser en la plaçant sous l’égide d’une nouvelle branche technoscientifique du même nom : l’écologie. « Ce n’est pas pour rien que cette étiquette a été collée sur la réaction contre la croissance à tout prix. Elle était trop complexe et inquiétante. Il fallait la simplifier, l’expliquer, la réintégrer dans la société qu’elle menace en l’apparentant à sa plus haute autorité : la Science. »
C’est donc à contrecœur, par la force des choses, que Charbonneau et d’autres finissent par accepter cette appellation. Maintenant que « le mal est fait, il paraît difficile de refuser une dénomination passée dans le domaine public ». Néanmoins, la révolte que Charbonneau et ses amis s’efforçaient de stimuler ne se limitait pas à une préoccupation vis-à-vis de la seule destruction de la nature. Comme en témoignent les évènements de mai 68 et d’autres qui suivirent, c’était toute l’organisation de la vie sociale qui était remise en question. Au même titre que d’autres pionniers du mouvement écologiste comme Pierre Fournier, Alexandre Grothendieck ou les écoféministes comme Françoise d’Eaubonne, Charbonneau comprenait que « la lutte pour la nature, fruit de la liberté de chacun et de tous, ne peut être menée que dans l’égalité ».
Aussi, « si l’on réduit le mouvement écologique à l’essentiel, il se ramène à ces deux maîtres mots discrédités par leur abus : la nature et la liberté. C’est-à-dire rien moins que les dimensions charnelle et spirituelle de l’univers humain — autrement dit tout entier. […] Si nous passons en revue les critiques et revendications écologiques, on peut en gros les classer en deux catégories sous le signe de la nature et de la liberté. À la première appartiennent la protection de l’environnement, celle des espèces menacées, la lutte contre le remembrement abusif, pour les espaces verts, contre la menace d’une catastrophe nucléaire, etc. À la seconde, la revendication d’autogestion, de la libération des femmes et de la sexualité, l’anti-militarisme, l’anti-étatisme, le régionalisme, la dénonciation de l’aspect policier du nucléaire, etc. »
Le mouvement écologiste, à leurs yeux, était et devait être une « révolte contre la société industrielle ». Mais immanquablement, il allait faire — et faisait déjà à leur époque — l’objet d’une récupération par les institutions dominantes de cette même société à laquelle il s’opposait. Au début des années 70, un ministère fut créé, les grands journaux inaugurèrent tous une rubrique « écologie », la télévision se mit à en parler et « quelques esprits très réalistes, un peu escrocs » se chargèrent « de fournir le peuple en stupéfiants, vérités et produits naturels » d’une manière infiniment « recyclable sous forme d’innombrables gadgets culturels, artistiques, touristiques ou publicitaires ».
En d’autres mots : les ancêtres des Julien Vidal, Cyril Dion et autres Maxime de Rostolan commencèrent à s’affairer. « Mais bien plus marginal est l’écologiste — intellectuel ou militant — sérieux pour qui l’écologie n’est ni une marchandise, ni une carrière, ni un divertissement. À lui de faire le ménage. » Autrement dit, comme il le notait dans le numéro 4 (février 1973) du journal La Gueule Ouverte créé par Pierre Fournier : « Pour progresser sur une route qui sera brumeuse et ardue, le mouvement écologique devra s’exercer à la critique de soi et de ses pseudo-alliés : et pour ce travail de dépollution intellectuelle et morale, les matériaux ne manqueront pas. »
Et les matériaux ne manquent toujours pas. Au contraire. Car malheureusement, sur le chemin brumeux et ardu qu’il se devait de parcourir, le mouvement écologiste s’est largement fourvoyé, s’est largement fait parasiter par de nombreux arrivistes, opportunistes et autres carriéristes, qui, au passage, l’ont évidé du potentiel de subversion qu’il recelait au départ. D’où l’importance de lire ce livre de Charbonneau rappelant les origines et la raison d’être du mouvement écologiste. Le pathétique « mouvement climat » qui le supplante aujourd’hui — renversant au passage son objectif de mettre à bas la société industrielle en une aspiration à la rendre durable, d’où une obsession pour la stabilisation du taux de carbone atmosphérique ! — doit être dénoncé pour la fraude qu’il est et combattu. Si nous nous soucions sérieusement de la nature et de la liberté, à nous de faire le ménage.
Nicolas Casaux
P.S. : Pour être tout à fait honnête, certains aspects de la perspective de Charbonneau sont assez problématiques, notamment ses relents très anthropocentrés. Dans Le Feu vert, il écrit par exemple :
« Nous pouvons polluer l’océan et ainsi nous détruire ; longtemps après, lourde d’hydrocarbures, la houle roulera sur des plages mortes. Ce n’est pas de protection de la nature qu’il s’agit mais de celle de l’homme par et contre lui-même. »
Ce souci quasiment exclusif pour le sort de « l’homme » ou de l’humain — les autres espèces vivantes, au fond, qu’importe ! — reproduit tristement le narcissisme, voire le solipsisme qui caractérisent lourdement et fondamentalement la culture dominante et l’amène à tout détruire. En outre, Charbonneau exprimait une certaine condescendance typiquement civilisée, frisant le racisme, vis-à-vis des peuples dits « primitifs », des sociétés autochtones de chasseurs-cueilleurs et autres. Voilà pour l’essentiel de mes griefs à l’encontre de sa pensée, autrement excellente en ce qui concerne la société humaine, le « progrès », la science, la technique, l’industrialisme, le capitalisme, etc.
Pour lire d’autres extraits du livre Le Feu vert de Charbonneau :
Contre la mégalomanie scientifique et l’industrialisme : L’Écologie (par Bernard Charbonneau)
À consulter, le site d’Alain-Claude Galtié (« Ecologie Planétaire — La vie à reconstruire ») du moins si on souhaite comprendre en détails comment le mouvement écologiste en France issu du « mouvement » de Mai-Juin 1968 a été instrumentalisé, au cours du ventre mou des années 70, par les cercles technocratiques issus des courants « atlantistes » dans lesquelles on peut identifier pêle-mêle la deuxième gauche (PSU…), les trotskystes, les Amis de la terre avec Alain Hervé à sa tête, des gens également issus, si j’ai bien suivi, du Congrès pour la Liberté de la Culture (financé par la CIA et la fondation Ford).
Quant à Charbonneau, même son Oeuvre est lentement redécouverte depuis quelques années (en gros depuis 2002), sa pensée est encore loin d’être encore reconnue à juste valeur, d’autant que certains de ses livres doivent encore être rendus à nouveau accessibles au public (je pense à « Notre Table rase », « Un festin pour Tantale », celui-ci, si possible, SANS la préface nécessairement inutile de Michel Onfray, et bien d’autres encore).
Oui, le site d’Alain-Claude Galtié est très riche !
Oui, vraiment un excellent site très bien informé. Et Alain-Claude Galtié avait pointé à raison les mensonges contenus dans l’article d’Alain Hervé « L’écologie est-elle née en 1968 ? » (« L’écologiste » n° 25, printemps 2008 page 15–16) que je n’avais pas identifié à l’époque. À propos de La semaine de la terre (1971) :
» Malheureusement, tous ceux qui vinrent à nous ne furent pas aussi intéressants. A la rentrée 1971, un journaliste du Nouvel Observateur, Alain Hervé, nous invita à rejoindre la toute jeune structure – Les Amis de la Terre – qu’il venait de créer en extension de l’association étatsunienne Friends of the Earth. Nous n’aurions pas dû l’écouter.
37 ans après La Semaine de la Terre à laquelle il avait assisté, Alain Hervé semble avoir perdu la mémoire puisque, dans un papier paru au printemps 2008, il invente une autre histoire, avec d’autres personnages. Une histoire qui, comme par hasard, oublie complètement le mouvement social pour lui substituer un salon mondain tout à fait en phase avec les réseaux dominants qui ont grandement facilité le renforcement du capitalisme. Il est vrai que, dans les papiers à l’en-tête des Amis de la Terre de l’époque, la Semaine de la Terre n’apparaissait pas, et la plupart des personnes auxquelles il est attribué une fonction dans l’association nous étaient inconnues (?).
Parmi les curiosités, la revendication d’avoir fait, en 1973, la première publication écologiste, » avant La Gueule ouverte de Fournier » . Sauf que cette dernière est née durant le quatrième trimestre 1972, comme l’Agence de Presse Réhabilitation Ecologique avec son bulletin et la revue Ecologie. Au moins. De même, la pensée écologiste était beaucoup mieux représentée, et depuis plus longtemps, par Fournier et Cavanna dans Charlie Hebdo que par un Nouvel Observateur tout acquis au réformisme dans le cadre capitaliste, et au productivisme depuis 1964 (il s’inscrivait dans la « troisième voie » qui allait donner la » deuxième gauche » , avant quelques autres avatars ouvertement pro-capitalistes).
(« L’écologie est-elle née en 1968 ? « , L’Ecologiste n°25, printemps 2008).
Mais (…) Alain Hervé participait à un obscur réseau d’influence organisé par le capitalisme pour « réguler » les écologistes… Obscur ? Plus précisément, aussi dissimulé que puissant. »
N.B. : Pardon pour les répétitions intempestives du mot « encore » dans mon message précédent.