Bookchin ou le fantasme anarcho-technologiste (par Nicolas Casaux)

Un des prin­ci­paux thèmes qui imprègnent les livres de Book­chin, notam­ment ses der­niers, c’est sa défense de la tech­no­lo­gie et de la science modernes. Book­chin s’en prend viru­lem­ment aux « tech­no­phobes » (Ellul, Win­ner, Zer­zan, etc., il fait un grand sac dans lequel il jette plein de gens aux idées assez dis­pa­rates), qu’il accuse de nom­breux torts, par­fois à juste titre, mais le plus sou­vent — et dans l’ensemble — à grand ren­fort de sophismes pathé­tiques. Entre autres choses, il reproche aux « tech­no­phobes » de lais­ser « sans réponse la ques­tion stra­té­gique de savoir com­ment une socié­té véri­ta­ble­ment démo­cra­tique pour­rait être pos­sible si ses membres n’ont pas les moyens de vivre et le temps libre d’exer­cer leurs libertés ».

Car pour Book­chin, sans machines, sans tech­no­lo­gies modernes, les êtres humains ne peuvent pas dis­po­ser de temps libre, ils se retrouvent contraints de pas­ser toute leur vie à tri­mer dur pour trou­ver à peine de quoi sur­vivre (même si, jusqu’ici, Book­chin recon­naît que la machine ne nous a pas beau­coup libé­ré, mais ça vien­dra !). Book­chin consi­dère les socié­tés « pré-indus­trielles » ou non-indus­trielles, les socié­tés pri­mi­tives, autoch­tones, de chasse-cueillette, etc., comme des socié­tés vio­lentes, acca­blées par des super­sti­tions débiles, par « une peur com­mune des esprits démo­niaques qui habitent les sys­tèmes de croyance ani­mistes », comme des socié­tés où les gens vivaient des vies hor­ribles, tristes, mal­heu­reuses, où l’es­cla­vage était « une condi­tion nor­male de la vie », où l’existence était asser­vie à la dif­fi­cul­té de sur­vivre dans un envi­ron­ne­ment hos­tile, où il n’existait pas de morale : « le mas­sacre d’individus, sys­té­ma­tique ou spo­ra­dique, n’au­rait pas été consi­dé­ré comme inac­cep­table à l’é­poque pré­mo­derne ; aujourd’­hui, il est consi­dé­ré comme odieux et sus­cite une indi­gna­tion morale géné­ra­li­sée ». Parce qu’aujourd’hui, nous sommes civi­li­sés, alors que les bar­bares, les pri­mi­tifs, les amé­rin­diens, les abo­ri­gènes d’Australie, etc., etc., n’étaient que des bêtes incons­cientes et immo­rales, qui, d’ailleurs, détrui­saient tout autant la nature que les capi­ta­listes (la seule dif­fé­rence se situait au niveau des moyens dis­po­nibles pour la détruire). En effet, selon Book­chin, « nos sen­si­bi­li­tés ont net­te­ment évo­lué » par rap­port à celles des humains des temps « pré­mo­dernes » — ce ramas­sis de brutes insen­sibles. Bref, les pro­pos de Book­chin sur les socié­tés « pré­mo­dernes » et pri­mi­tives, non-indus­tria­li­sées, « ani­mistes », etc., sont faux à de nom­breux égards et peuvent sans doute être consi­dé­rés comme racistes.

Book­chin s’imaginait que les tech­no­lo­gies actuelles pour­raient être uti­li­sées de manière « plus ration­nelle dans une socié­té meilleure ». Tout ce que nous avons à faire, c’est bien conce­voir « la façon dont nous nous com­por­tons les uns avec les autres et avec les puis­sants moyens tech­no­lo­giques dont dis­pose la socié­té pour remo­de­ler la pla­nète ». Selon lui, la grande majo­ri­té des tech­no­lo­gies sont neutres, la seule ques­tion c’est leur usage. Nous dis­po­sons de tout ce qu’il faut pour consti­tuer des socié­tés anar­chistes, éga­li­taires, tech­no­lo­giques et éco­lo­giques : « la maî­trise des tech­no­lo­gies, des ins­tru­ments de com­mu­ni­ca­tion éten­dus, une connais­sance appro­fon­die du monde natu­rel et de grandes capa­ci­tés intel­lec­tuelles ». Book­chin affir­mait qu’il était pos­sible de reje­ter « l’économie moné­taire, le pou­voir éta­tique, le sys­tème du cré­dit, la pape­ras­se­rie et la police » tout en conser­vant l’essentiel de la civi­li­sa­tion techno-industrielle.

Dans son célèbre livre sur l’« anar­chisme post-rare­té » (tra­duit en fran­çais par Au-delà de la rare­té : L’a­nar­chisme dans une socié­té d’a­bon­dance), Book­chin s’imaginait même que la socié­té éco-anar­chiste qu’il envi­sa­geait pour­rait être ali­men­tée, entre autres choses, par l’énergie de cen­trales « ther­mo­nu­cléaires ». Il est cepen­dant reve­nu sur cette idée par la suite en désa­vouant le nucléaire.

Faire les bons choix, donc, arran­ger les rap­ports sociaux de manières éga­li­taires, démo­cra­tiques, et pif paf pouf, tech­no-monde éco-anar­chiste, nous voi­ci. Grâce à la machine :

« Dans une socié­té coopé­ra­tive — dif­fé­rente de celle dans laquelle nous vivons aujourd’­hui — l’introduction d’un robot dans une usine pour­rait affran­chir les gens des tâches pénibles et des cor­vées à la chaîne, leur offrant la liber­té de s’a­don­ner à des acti­vi­tés agréables et créatives. »

Les robots nous libè­re­ront et per­met­tront l’avènement tant espé­ré de la socié­té anar­chiste. Les robots, et aus­si les voi­tures élec­triques : « La voi­ture élec­trique, silen­cieuse, propre, pas trop rapide, pour­rait assu­rer pour l’essentiel les trans­ports urbains à la place de l’automobile bruyante, pol­luante et dan­ge­reuse, et des mono­rails pour­raient relier entre elles les com­mu­nau­tés, ce qui per­met­trait de réduire le nombre d’autoroutes qui défi­gurent le pay­sage. » J’achète ! Mais le plus génial, c’est quand même que « des machines auto­ma­ti­sées et cyber­né­ti­sées » assu­me­ront « l’extraction, la pré­pa­ra­tion et le trans­port des matières pre­mières puis le dégros­sis­sage des pro­duits » et lais­se­ront « aux membres de la com­mu­nau­té les der­niers stades de la fabri­ca­tion impli­quant habi­le­té manuelle et sens artis­tique ». Ain­si « les machines tra­vaille­raient pour l’être humain. On ver­rait des col­lec­ti­vi­tés libres pos­tées à la sor­tie de la chaîne indus­trielle auto­ma­ti­sée avec des cad­dies pour rame­ner les mar­chan­dises à la mai­son. La sépa­ra­tion entre l’humain et la machine ne serait pas com­blée, elle serait seule­ment igno­rée. » Merveilleux.

Book­chin esti­mait que « les pro­grès tech­no­lo­giques » qui se pro­fi­laient offraient « la pos­si­bi­li­té d’une sécu­ri­té maté­rielle, d’un temps libre et d’un bien-être phy­sique sans pré­cé­dent, ain­si que d’une réhar­mo­ni­sa­tion de nos rela­tions avec le monde natu­rel ». Il célé­brait ardem­ment « le rôle impor­tant de la tech­no­lo­gie dans la matu­ra­tion des condi­tions de la liber­té », « la valeur de la tech­no­lo­gie dans la libé­ra­tion de l’hu­ma­ni­té », il sou­hai­tait que « les res­sources scien­ti­fiques et tech­no­lo­giques de la socié­té soient mobi­li­sées en faveur de la coopé­ra­tion sociale, de la liber­té et de la com­mu­nau­té ». Il pré­ten­dait qu’il était pos­sible d’u­ti­li­ser les « res­sources tech­no­lo­giques du monde capi­ta­liste avan­cé pour créer les bases maté­rielles d’une socié­té sans classes et d’une véri­table liber­té » (il était per­sua­dé qu’il était pos­sible d’avoir les tech­no­lo­gies pro­duites par le capi­ta­lisme sans le capi­ta­lisme). Il affir­mait qu’il était pos­sible d’é­ta­blir une socié­té anar­chiste « dans laquelle les besoins maté­riels seraient satis­faits par la tech­no­lo­gie et la science modernes », mais qui incor­po­re­rait éga­le­ment « la soli­da­ri­té des modes de vie vil­la­geois anté­rieurs ». Il était per­sua­dé « qu’une socié­té ration­nelle aura besoin des tech­no­lo­gies de pro­duc­tion et de com­mu­ni­ca­tion pour libé­rer l’hu­ma­ni­té du labeur et des incer­ti­tudes maté­rielles (ain­si que natu­relles) qui, dans le pas­sé, ont enchaî­né l’es­prit humain à un sou­ci presque exclu­sif de subsistance ».

À tra­vers tout ça, il se mon­trait assez fidèle à la tra­di­tion de l’anarchisme clas­sique, dont le « père fon­da­teur », Pierre-Joseph Prou­dhon, sou­te­nait par exemple qu’avec « l’introduction des machines dans l’économie, l’essor est don­né à la LIBERTÉ. La machine est le sym­bole de la liber­té humaine, l’insigne de notre domi­na­tion sur la nature, l’attribut de notre puis­sance, l’expression de notre droit, l’emblème de notre personnalité. »

Et c’est sans doute pour ça, pour ces pro­messes d’un ave­nir à la fois anar­chiste, éco­lo­gique et tech­no­lo­gique, que Book­chin plait tant, encore aujourd’hui, à beau­coup d’anarchistes et de gens de gauche, inca­pables ne serait-ce que d’imaginer devoir renon­cer à la tech­no­lo­gie, à l’industrie.

Cela dit, si Book­chin fai­sait montre d’une mau­vaise foi, d’une bêtise et d’une agres­si­vi­té ter­ribles dans ses attaques contre celles et ceux qu’il qua­li­fiait de « tech­no­phobes », il ne disait pas que des âne­ries. Il avait rai­son de déplo­rer l’idéalisation des socié­tés non-indus­trielles, des « temps pré­mo­dernes », pour reprendre ses mots. Les socié­tés de chasse-cueillette n’étaient cer­tai­ne­ment pas le para­dis que dépeignent des pri­mi­ti­vistes comme John Zer­zan. Mais, pas­sant d’un écueil à l’autre, face à l’essentialisation idéa­liste, Book­chin ver­sait dans une essen­tia­li­sa­tion dépré­cia­tive en dépei­gnant les socié­tés « pré­mo­dernes » comme un mono­lithe de choses horribles.

Il sem­blait en outre mai­tri­ser l’art de ne pas exa­mi­ner les prin­ci­paux argu­ments de celles et ceux qu’il qua­li­fiait de « tech­no­phobes », pré­fé­rant leur repro­cher des absur­di­tés infan­tiles comme (je para­phrase) « ah mais, vous uti­li­sez la tech­no­lo­gie alors que vous la cri­ti­quez ! Salo­pards hypo­crites ! Vous n’êtes pas en train de vivre dans la nature, c’est bien la preuve que la tech­no­lo­gie c’est for­mi­dable ! » (Dans ces moments, c’est comme s’il oubliait l’existence de l’État et du capi­ta­lisme indus­triel, les contraintes sociales, la pri­va­ti­sa­tion du monde entier, etc., entre autres choses).

Book­chin défen­dait des idées hau­te­ment contra­dic­toires, anti­thé­tiques. D’un côté, il défen­dait vive­ment l’« échelle humaine », la décen­tra­li­sa­tion poli­tique radi­cale du pou­voir, la « démo­cra­tie directe », en « face à face », en assem­blées liber­taires, où les gens pour­raient échan­ger direc­te­ment et éla­bo­rer les règles de leur auto-gou­ver­nance, acqué­rir et pré­ser­ver leur auto­no­mie. De l’autre, il défen­dait l’industrialisme et la tech­no­lo­gie, le pro­grès tech­nique. Il ne semble pas s’être sérieu­se­ment deman­dé si l’échelle humaine et la démo­cra­tie directe pou­vaient être com­pa­tibles avec la techno-industrie.

La ques­tion de la tech­no­lo­gie est cru­ciale. Qu’implique une tech­no­lo­gie don­née, maté­riel­le­ment (éco­lo­gi­que­ment) et socia­le­ment ? Les tech­no­lo­gies sont-elles « neutres » ? Sur quel(s) plan(s) ? Dif­fé­rentes tech­no­lo­gies impliquent-elles dif­fé­rentes choses ? Une tech­no­lo­gie conçue (ima­gi­née) et pro­duite grâce à une vaste divi­sion hié­rar­chique du tra­vail et à une divi­sion inter­na­tio­nale de l’exploitation de la nature peut-elle l’être par une socié­té anar­chiste com­po­sée de « com­mu­nau­tés de com­munes » liber­taires et éco­lo­giques ? Book­chin n’examine jamais sérieu­se­ment ces ques­tions. Il se contente de pro­po­ser de belles idées abs­traites, des « éco­tech­no­lo­gies » pré­ten­du­ment « libé­ra­trices », le solaire pho­to­vol­taïque, l’éolien, l’hydroélectrique, le recy­clage, des assem­blées anar­chistes, et abra­ca­da­bra, le tour est joué. En tant que pro­po­si­tions poli­tiques, tout ça paraît extrê­me­ment idéa­liste, fran­che­ment absurde.

Tant qu’ils n’examineront pas sérieu­se­ment les tenants et les abou­tis­sants de la tech­no­lo­gie, les mou­ve­ments sociaux et éco­lo­gistes se condam­ne­ront, en grande par­tie, à pas­ser à côté d’une pro­blé­ma­tique fon­da­men­tale, et donc à nour­rir de vains espoirs.

(Il me semble aus­si qu’ac­cu­ser des adver­saires ou des enne­mis poli­tiques de « pho­bie », d’être quelque-chose-« phobe », sou­vent, c’est une rhé­to­rique qui signale une fai­blesse argu­men­taire et de la four­be­rie. Il s’agit, faute d’ar­gu­ments solides, d’accuser l’autre d’être en proie à une « peur irra­tion­nelle », à une sorte de folie. Brillant. Et ça s’avère par­ti­cu­liè­re­ment ridicule/ironique quand c’est un type qui se pré­tend à la pointe de la contes­ta­tion sociale de l’ordre domi­nant qui accuse de « pho­bie » celles et ceux qui cri­tiquent une des forces les plus sacrées — un des prin­ci­paux carac­tères — de l’ordre dominant.)

Nico­las Casaux

*

Les cita­tions de Book­chin que je men­tionne pro­viennent soit de Re-Enchan­ting Huma­ni­ty : A Defense of the Human Spi­rit Against Anti­hu­ma­nism, Misan­thro­py, Mys­ti­cism and Pri­mi­ti­vism (1995), soit de Post-Scar­ci­ty Anar­chism (1971), soit de son essai « Whi­ther Anar­chism ? A Reply to Recent Anar­chist Cri­tics » (1998).

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