Extrait tiré du Livre noir de l’agriculture de la journaliste Isabelle Saporta, publié en 2011.
« Le maïs est celui par qui le malheur est arrivé » : c’est par cette phrase lapidaire et chargée d’émotion qu’André Pochon, paysan et opposant historique à l’agriculture productiviste, commence son chapitre sur la démesure du système actuel. Pas « pop » pour un sou, ce maïs. Cela ne l’a pas empêché de conquérir le monde. Le maïs est la plante la plus cultivée de la planète, bien avant le blé. Il recouvre 140 millions d’hectares à travers le monde. Dans nos campagnes hexagonales aussi, le maïs fait un tabac, balayant sur son passage les prairies comme les champs de blé. En France, les surfaces de maïs ont été multipliées par dix en soixante ans, passant de 300 000 hectares en 1939 à 3,15 millions d’hectares aujourd’hui. Et, bien entendu, les rendements ne cessent de croître eux aussi. En trente ans, ils ont doublé. La France produit chaque année 16 millions de tonnes de maïs. Et, cocorico, l’Hexagone est non seulement le premier pays producteur européen, mais surtout le premier exportateur de maïs en Europe.
Pourtant, cette plante tropicale n’avait pas grand-chose à faire chez nous. En France, soit il fait chaud et il n’y a pas d’eau, soit il y a de l’eau mais il fait trop froid pour cette « belle » plante. Qu’importe ! Grâce au génie génétique de l’INRA, on a mis au point un maïs hybride (qui ne se ressème pas et dont il faut acheter les graines chaque année) capable de pousser dans toute la France. Et si le maïs a du mal à mûrir convenablement dans des régions insuffisamment ensoleillées comme la Bretagne, on peut tout de même le cueillir un peu vert et s’en servir pour l’ensilage. On prend le maïs, on le broie finement et on le met à fermenter dans les silos pour nourrir les vaches. Du coup, on n’a plus besoin de laisser ces ruminants pâturer sottement dans les prés, on peut les enfermer dans des espaces riquiqui pour qu’ils donnent du lait à gogo. L’ensilage donne un goût détestable au lait ? Pas de problème, tout est pasteurisé, et le consommateur n’y voit que du feu. D’ailleurs, le maïs remporte un franc succès chez les éleveurs bovins puisqu’il constitue 84 % des fourrages consommés. On comprend donc que le colza, le sorgho et autres pois et féveroles pèsent peu dans la balance.
Dans le Sud, bien sûr, il y a du soleil. Mais pas assez d’eau. Or, pour faire pousser un hectare de maïs, il faut 2 millions de litres d’eau chaque année. L’équivalent de la consommation de 40 Français. Comment se fait-il alors que le grand Sud-Ouest (le Sud-Ouest et notamment l’Aquitaine, le Midi-Pyrénées et Poitou-Charentes) représente 40 % des surfaces de maïs grain en France ? Par le miracle de l’irrigation. Et, par bonheur, la politique agricole commune a arrosé copieusement l’irrigation intensive des années durant. 134 millions ont ainsi été versés en 2005. Résultat ? « La France a connu la plus forte croissance de terres irriguées de toute l’Union européenne : 25 000 hectares de plus par an entre 1961 et 1980, 48 000 entre 1980 et 1996, et 59 000 dans les années 19903 », explique Pierre Boulanger, économiste au Groupe d’économie mondiale de Sciences Po. Selon un récent rapport sur l’eau rédigé par le Conseil d’État4, si les surfaces irriguées ont été multipliées par trois entre 1970 et 2000 pour atteindre entre 1,5 et 1,8 million d’hectares, elles devraient encore continuer à croître puisque, dans Objectif terres 2020. Pour un nouveau modèle agricole, le ministère de l’Agriculture chiffre à 3 millions d’hectares la surface irriguée en France (soit 10 % de la SAU).
Et pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Grâce à Bruxelles, irriguer, ça paie, et même beaucoup mieux que de ne pas irriguer du tout. Un petit exemple d’incongruité européenne ? « Un producteur de céréales de la Vienne (Poitou-Charentes) reçoit moins de 340 euros par hectare non irrigué, mais plus de 530 euros s’il irrigue ces mêmes cultures – soit 56 % de plus par hectare irrigué », assène, effondré, Pierre Boulanger. Bruxelles a inventé la prime au moins écolo. Plus tu pompes, plus tu gagnes. Si l’agriculteur essaie de faire bien, vertueux, sans consommer trop d’eau, on le pénalise sans hésiter. Toutes ces aides à l’irrigation ont profité au maïs à 80 %…
« Je vais te raconter l’histoire officieuse de ces aides, comme je l’ai fait d’ailleurs devant les agriculteurs du Sud-Ouest, s’amuse ce jeune syndicaliste agricole. Les primes à l’irrigation sont le fruit d’un lobbying effréné des irrigants. Elles ont donc été créées par et pour les irrigants. Pourquoi Bruxelles a accepté ? Parce que le maïs irrigué devait servir à nourrir les canards dans le cadre de petites exploitations de polyculture et d’élevage. » La suite est prévisible. Le maïs est devenu un business en soi. « Les prairies ont toutes été labourées, les zones humides asséchées, pour faire du maïs à gogo que l’on exporte en Espagne ou ailleurs pour nourrir les cochons ou, pis encore, pour faire de l’amidon industriel… »
Mais ces primes sont de l’histoire ancienne depuis 2003, me direz-vous ? Officiellement, oui. Officieusement, pas vraiment. En fait, on a noyé les primes d’irrigation dans d’autres aides. Et comme il était, une fois encore, hors de question de tout remettre à plat, on s’est contenté d’un petit toilettage permettant, ni vu ni connu, de reconduire discrètement des aides importantes aux irrigants historiques. Bref, par la magie de la politique shadok, on ne paie plus pour l’irrigation intensive, mais on donne quasiment les mêmes montants qu’avant à ceux qui irriguent intensivement… Le Conseil d’État est formel : si la culture du maïs est de loin la plus rentable, c’est parce qu’elle a été encouragée par le maintien partiel des aides à l’irrigation, renforcé par un savant calcul qui donne une prime à ceux qui les touchaient jusque-là… « Il n’est dès lors guère surprenant qu’un rapport récent ait mis en évidence l’échec des aides à la désirrigation », conclut, lapidaire, cette noble institution.
En résumé, il faudrait être fou pour renoncer à l’irrigation intensive, cette technique qui améliore les rendements, sécurise les revenus des agriculteurs et permet de percevoir plus d’aides. Pourtant, il est urgent de le faire tant les chiffres fournis par le Conseil d’État font froid dans le dos. Le poids de l’irrigation dans les prélèvements d’eau se situerait entre 79 % et 71 % pour les Régions Poitou-Charentes, Provence-Alpes-Côte d’Azur, Aquitaine, Centre, Midi-Pyrénées, Languedoc-Roussillon. Les trois quarts de l’eau prélevée pour l’irrigation sont d’origine superficielle. Or 80 % de ces prélèvements ont lieu l’été, c’est-à-dire au moment où pousse le maïs, mais aussi en pleine période d’étiage des cours d’eau… Selon le Conseil d’État, « durant les années sèches, les volumes consommés par l’agriculture irriguée peuvent atteindre 85 %, et même 95 % dans certains bassins versants où l’irrigation occupe une grande place ». Et, contrairement aux pays du Sud, comme l’Italie, l’Espagne, le Portugal ou la Grèce, la France ne s’est pas convertie aux formes durables d’irrigation, comme le goutte-à-goutte ou le microjet, qui permettent pourtant de doubler la productivité et de diviser par trois la consommation d’eau. De l’avis même du Conseil d’État, « l’irrigation française fait appel aux techniques les plus dispendieuses en eau et les moins efficaces, pour plus de 90 % de la surface agricole utile… ».
Les effets pervers de ces pratiques agricoles subventionnées par les aides ne se sont pas fait attendre. L’économiste Pierre Boulanger dresse un parallèle entre les régions qui irriguent le plus et celles qui sont le plus souvent touchées par la sécheresse et pour lesquelles les pouvoirs publics sont contraints d’édicter des restrictions d’eau. Comme on peut s’y attendre, celles qui irriguent le plus sont aussi les plus touchées par le manque d’eau. « Les 20 départements les plus gros bénéficiaires de primes à l’irrigation ont un indice de restriction presque deux fois plus élevé que celui des 72 autres départements », démontre-t-il, chiffres à l’appui.
Il rappelle également les effets néfastes de ces primes sur d’autres activités économiques, comme l’ostréiculture. « Des problèmes rencontrés par les ostréiculteurs du bassin de Marennes-Oléron sont en grande partie dus à la pollution, mais également à la raréfaction de l’eau de deux fleuves (la Seudre et la Charente) dans une région où la surface irriguée totale a été décuplée au cours de la période 1961–1996, la plus forte augmentation de tout le territoire français. »
Que font les pouvoirs publics en cas de sécheresse ? Le Fonds national de garantie des calamités agricoles (FNGCA) verse de l’argent aux agriculteurs sinistrés. En 2005, la somme s’élevait à près de 238 millions d’euros. En 2003, durant la sécheresse, elle a atteint 582 millions d’euros… quand les primes à l’irrigation étaient, cette même année, de 148 millions d’euros. On verse de l’argent pour irriguer, ce qui entraîne des restrictions d’eau, puis on paie pour aider les agriculteurs durant la sécheresse. Shadok un jour, Shadok toujours.
Le maïs n’est pas bon pour les quantités d’eau consommées, mais il n’est pas bon non plus pour la qualité de l’eau. Le dernier rapport de la cellule d’orientation régionale pour la protection des eaux contre les pesticides en Bretagne énonce, dans un inventaire à la Prévert, la longue liste des herbicides versés sur le maïs et retrouvés dans l’eau : diméthénamide, acétochlore, métolachlore, et, plus curieux, alachlore et atrazine, pourtant tous deux interdits. L’atrazine a été durant quarante longues années la molécule magique, massivement utilisée pour faire pousser le maïs. En 2000, c’était encore la molécule la plus vendue de la région Poitou-Charentes, qui en épandait allégrement 125 tonnes par an. « L’interdiction date de 2003, rappelle Cyrille Deshayes, responsable du pôle “Eau douce” au WWF France, mais on continue pourtant d’en retrouver partout, non seulement parce que c’est un produit persistant, mais parce qu’on a longtemps autorisé les agriculteurs à écouler leurs stocks plutôt que de les leur racheter. » Bref, on interdit sans interdire, tout en se montrant coulant. « Un récent rapport des pouvoirs publics datant de 2005 relevait qu’un tiers des fraudes sur les produits phytosanitaires concernait l’atrazine », conclut Cyrille Deshayes.
C’est d’autant plus ballot d’arroser autant les cultures de maïs qu’il s’agit en fait d’une plante naturellement assez robuste. « Il est très facile de cultiver le maïs en bio, ce n’est pas une plante exigeante, elle devrait même être assez rustique si on ne l’avait pas fragilisée en privilégiant systématiquement le rendement sur la résistance », peste cet expert du WWF.
Mais le maïs n’est pas seulement synonyme d’herbicides, il l’est également de nitrates, dont cette plante est forte consommatrice. Sauf que, comme le rappelle André Pochon, la culture du maïs laisse la terre à nu d’octobre à juin. Pendant ces mois-là, la terre est lessivée et, avec elle, les nitrates qui vont polluer nappes phréatiques et cours d’eau. C’est d’ailleurs parce qu’elle avait constaté ce phénomène que Vittel, voyant « le taux de nitrates monter inexorablement dans ses eaux minérales, décida en 1995 d’interdire aux éleveurs la culture du maïs dans son périmètre de protection des sources ». En cinq ans, le taux de nitrates est passé de 78 à 24 milligrammes de NO2 par litre…
Avec 5 % seulement de la surface agricole utile, la Bretagne concentre donc 420 000 hectares de maïs, 60 % des élevages de porcs, 45 % de volailles et 30 % de veaux. Autant dire qu’elle draine toute la pollution de l’agriculture… Sans l’argent ! Aux Bretons les algues vertes, aux autres régions les revenus du cochon pour en faire du jambon ! Si le reste de la France affiche une valeur ajoutée agricole de 48 %, la Bretagne plafonne à 32 %…
Par ailleurs, la culture intensive du maïs a complètement modifié, voire saccagé, le paysage agricole français. Finis les talus, aux oubliettes les haies, il faut désormais de l’espace pour faire place aux machines gigantesques permettant de cultiver des hectares et des hectares de maïs. Les paysages bocagers s’effacent devant les plaines. Et plus aucun obstacle naturel ne peut donc contenir les inondations ou la violence de certaines tempêtes.
Qui dit maïs dit soja !
Le cocktail détonant, le pot belge des animaux d’élevage hors sol, c’est un mélange de maïs, riche en énergie, et de soja, riche en protéines. Rien de tel pour faire grandir les bêtes dans des espaces réduits à la vitesse de l’éclair. Mais qui cultive le soja ? Le Brésil et l’Argentine, qui l’exportent massivement pour nourrir le bétail des pays occidentaux. Bien entendu, cette monoculture se fait au détriment des cultures vivrières qui permettaient jusque-là aux paysans locaux de survivre. Paupérisation et exode sont devenus le lot quotidien des populations rurales, expulsées de leurs terres par de grands propriétaires. « Diminution du nombre d’emplois agricoles, main‑d’œuvre exploitée, conflits de territoire avec les communautés indiennes, la liste des maux engendrés par les cultures de soja est longue, soupire Boris Patentreger, chargé du programme “Conversion forestière” au WWF France. Sans compter que la culture du soja pose également des problèmes de santé publique du fait des épandages toxiques de produits phytosanitaires par avion. »
Mais, que l’on se rassure, notre mauvaise conscience occidentale ne freine en rien nos importations de soja puisque, d’après les études réalisées par le WWF France, depuis dix ans la France importe en moyenne 4,7 millions de tonnes de soja brésilien et argentin, destinées à 90 % à l’alimentation de notre bétail. Juste un chiffre. Notre consommation de viande exige une surface de soja de 385 mètres carrés par habitant. Du coup, en Amérique du Sud, on s’adapte. Et, en dix ans, la culture du soja a doublé. Pour faire un peu de place à cette plantation, on a allégrement déforesté. « La culture du soja a non seulement participé directement à la déforestation de près de 1 million d’hectares de forêt amazonienne, mais en outre le soja pousse les autres plantations toujours plus à l’intérieur de l’Amazonie, qui a déjà perdu près d’un cinquième de sa surface », souligne Boris Patentreger. 93 % de la forêt atlantique a disparu. La moitié de la végétation du Cerrado, une savane tropicale recouvrant le quart du Brésil, est partie en poussière. Or l’écosystème du Cerrado regroupe plus de 4 000 espèces végétales et 1 500 espèces animales endémiques. La déforestation continue à un rythme effréné de 3,7 millions d’hectares par an au Brésil, en Argentine, en Bolivie et au Paraguay. Pour répondre aux besoins des pays industrialisés, ces pays brûlent leurs forêts. Ce qui fait du Brésil le quatrième plus grand émetteur de gaz à effet de serre au monde. Par ailleurs, la monoculture appauvrit énormément les terres. « Dénudés, les sols sont livrés au soleil direct, érodés par les pluies et compactés par les machines. Les ressources hydriques sont très perturbées : crues soudaines des rivières par ruissellement, ensablement, pollution de l’eau par des résidus de pesticides et d’engrais », énumère Boris Patentreger. Non contents d’avoir dévasté nos paysages, nous participons indirectement au saccage de ceux des pays pauvres.
Isabelle Saporta