États-Unis : l’avènement des nouveaux radicaux noirs ! (Chris Hedges)

chris_hedgesArticle ori­gi­nal publié en anglais sur le site de truthdig.com, le 26 avril 2015.
Chris­to­pher Lynn Hedges (né le 18 sep­tembre 1956 à Saint-Johns­bu­ry, au Ver­mont) est un jour­na­liste et auteur amé­ri­cain. Réci­pien­daire d’un prix Pulit­zer, Chris Hedges fut cor­res­pon­dant de guerre pour le New York Times pen­dant 15 ans. Recon­nu pour ses articles d’analyse sociale et poli­tique de la situa­tion amé­ri­caine, ses écrits paraissent main­te­nant dans la presse indé­pen­dante, dont Harper’s, The New York Review of Books, Mother Jones et The Nation. Il a éga­le­ment ensei­gné aux uni­ver­si­tés Colum­bia et Prin­ce­ton. Il est édi­to­ria­liste du lun­di pour le site Tru­th­dig.com.


Les meurtres qua­si jour­na­liers de jeunes femmes et hommes noirs aux États-Unis, par la police — crise à laquelle les mani­fes­ta­tions de groupes comme Black Lives Mat­ter et la rhé­to­rique vide des élites poli­tiques noires n’ont rien chan­gé — ont don­né nais­sance à un nou­veau jeune mili­tant noir.

Ce mili­tant, émer­geant des rues ensan­glan­tées de villes comme Fer­gu­son, dans le Mis­sou­ri, com­prend que le monstre n’est pas sim­ple­ment le supré­ma­cisme blanc, la pau­vre­té chro­nique et les mul­tiples formes du racisme, mais l’énergie des­truc­trice du capi­ta­lisme cor­po­ra­tiste. Ce mili­tant a aban­don­né la poli­tique élec­to­rale, les tri­bu­naux et les réformes légis­la­tives, il abhorre la presse cor­po­ra­tiste et rejette les lea­ders noirs éta­blis comme Barack Oba­ma, Jesse Jack­son, Al Sharp­ton et Michael Eric Dys­on. Ce mili­tant est per­sua­dé qu’il n’y a que dans les rues et dans les actes de déso­béis­sance civile que le chan­ge­ment est pos­sible. Étant don­né le refus de l’État cor­po­ra­tiste de s’attaquer aux souf­frances crois­santes des pauvres et de la classe des tra­vailleurs, la répres­sion éta­tique dra­co­nienne et l’usage sys­té­ma­tique de la vio­lence d’État létale contre les gens de cou­leur sans défense, je pense que le nou­veau radi­cal noir a rai­son. L’été s’annonce long, chaud et violent.

Les cen­taines de mil­lions de jeunes dému­nis du monde entier — aux États-Unis ce groupe est domi­né par les couches popu­laires noire et mar­ron — sont issus du sur­plus de main‑d’œuvre créé par notre sys­tème de néo-féo­da­lisme cor­po­ra­tiste. Ces jeunes hommes et femmes ont été reje­tés et sont la proie d’un sys­tème légis­la­tif qui cri­mi­na­lise la pau­vre­té. Aux États-Unis, ils consti­tuent la majeure par­tie des 2,3 mil­lions d’êtres humains enfer­més dans des cel­lules de pri­son. Le mécon­tent à Fer­gu­son, à Athènes, au Caire, à Madrid et à Ayot­zi­na­pa est un seul mécon­tent. Et la révolte émer­gente, bien qu’elle se pare de cou­leurs dif­fé­rentes, parle plu­sieurs langues et pos­sède plu­sieurs sys­tèmes de croyances, est unie contre un enne­mi com­mun. Des liens de soli­da­ri­té et de conscience unissent rapi­de­ment les dam­nés de la terre contre nos maîtres corporatistes.

Le pou­voir cor­po­ra­tiste, qui com­prend ce qui arrive, a mis en place des sys­tèmes de contrôle sophis­ti­qués incluant une police mili­ta­ri­sée, des cam­pagnes de pro­pa­gande éla­bo­rées visant à nous effrayer et donc à nous rendre pas­sifs, une sur­veillance totale de chaque citoyen et un sys­tème de tri­bu­naux ayant pri­vé les pauvres et tous les dis­si­dents de pro­tec­tion légale. Les masses doivent être main­te­nues en ser­vi­tude. Mais les masses, par­ti­cu­liè­re­ment les jeunes, com­prennent le jeu. Il y a un mot qui désigne ce qui est en train d’émerger des bas-fonds — révo­lu­tion. Et elle ne vien­dra jamais assez tôt.

La direc­tion glo­bale de cette révolte n’est pas issue des ins­ti­tu­tions de pri­vi­lège, ni des uni­ver­si­tés éli­tistes ou d’ambitieux et nar­cis­siques jeunes hommes et jeunes femmes cherchent à faire par­tie des 1% qui nous dirigent, mais des misé­rables colo­nies internes qui hébergent les pauvres et géné­ra­le­ment les gens de cou­leur. Le pro­chain grand révo­lu­tion­naire aux États-Unis ne res­sem­ble­ra pas à Tho­mas Jef­fer­son. Il ou elle res­sem­ble­ra pro­ba­ble­ment plus à Lupe Fiasco.

T‑Dubb‑O est un artiste hip-hop de St. Louis. Il est l’un des fon­da­teurs de « Hands Up Uni­ted », aux côtés de Tef Poe, Tory Rus­sell, Tara Thomp­son et Rika Tyler. L’organisation a été for­mée à la suite du meurtre de Michael Brown à Fer­gu­son. Elle a mis en place des alliances étroites avec d’autres orga­ni­sa­tions radi­cales au Bré­sil et ailleurs en Amé­rique du Sud, en Europe et en Palestine.

 « Je pense hon­nê­te­ment que ça va être pire que l’an der­nier, cet été », m’a dit T‑Dubb‑O lorsque je l’ai ren­con­tré lui et Tyler à l’université de Prin­ce­ton, où ils s’étaient ren­dus pour dis­cu­ter avec les étu­diants. « Les gens sont deve­nus plus radi­caux », explique-t-il. « Ils ont pris conscience du pou­voir qu’ils détiennent. Ils ne craignent plus la police ni l’État. Mais d’un autre côté on a une police et une force mili­taire qui s’entraînent depuis un an à gérer ce type de cir­cons­tances. Donc je pense hon­nê­te­ment que cet été va être pire. Encore plus de vio­lence de la part de la police, sauf que cette fois-ci en face n’y aura pas un groupe de gens qui res­te­ra assis et qui lais­se­ra les choses se pas­ser — il y aura des gens qui vont réel­le­ment ripos­ter au lieu de res­ter de simples pai­sibles mani­fes­tants. Actuel­le­ment tout le monde est sur les nerfs. Vous voyez, c’est la même situa­tion qu’avant Mike Brown. Les gens n’ont pas de tra­vail, la cri­mi­na­li­té par­tout, la drogue par­tout, et la police pré­da­trice. Ce sont les mêmes cir­cons­tances, y’a pas photo. »

« Dans ma ville, chaque jour, la police arrête quelqu’un, har­cèle quelqu’un, l’extorque », explique-t-il. « Car c’est ça en réa­li­té — de l’extorsion légale. Quand un gou­ver­ne­ment obtient 30 à 40 % de son bud­get annuel grâce aux contra­ven­tions, aux amendes, à l’emprisonnement, c’est de l’extorsion. C’est la même chose que ce que la mafia fai­sait dans les années 20. Donc on ne se laisse pas faire, on riposte. On ne peut retour­ner à nos vies nor­males. Nous sommes sui­vis, har­ce­lés, nous rece­vons des menaces de mort, nos télé­phones sont sur écoute, nous sommes sur­veillés sur les médias sociaux, ils piratent nos boites mails, nos comptes sur les médias sociaux, nous sommes tous fichés au FBI. Ils savent que nous sommes actuel­le­ment. Donc vous voyez ça n’est pas un jeu, donc soit on conti­nue à faire avec l’impossibilité de vivre comme une per­sonne nor­male, à rêver, et attendre une oppor­tu­ni­té, soit on se lève et on fait quelque chose. Et on a déci­dé de faire quelque chose. »

Tyler explique qu’elle a été pro­pul­sée dans ce mou­ve­ment à la vue du corps de Michael Brown, que la police de Fer­gu­son avait lais­sé giser dans la rue pen­dant plus de quatre heures.

« Je suis allé à Can­field [la rue où Brown a été tué] », m’a‑t-elle dit quand nous avons dis­cu­té. « J’ai vu le corps. J’ai vu le sang. Je me suis effon­drée. Et depuis lors je suis tous les jours sur le ter­rain [en tant qu’activiste]. »

« Ils ont lais­sé [Brown] dans la rue pen­dant 4h30 au soleil sur le béton, juste pour l’exhiber », explique-t-elle. « Ça m’a fait pen­ser à un lyn­chage des temps modernes. Parce que, vous savez, ils lyn­chaient les esclaves et puis les exhi­baient. Et gros­so modo ça sert à nous démon­trer que ce sys­tème n’est pas construit pour nous. Ça m’a fait me réveiller encore un peu plus. »

Les forces de l'ordre lors des émeutes à Ferguson
Les forces de l’ordre lors des émeutes à Ferguson

« Ima­gi­nez juste une pri­son de débi­teurs gérés par une col­lu­sion des auto­ri­tés muni­ci­pales, de la police, et des juges de tri­bu­naux, qui trai­te­raient notre com­mu­nau­té comme un dis­tri­bu­teur de mon­naie », explique Tyler. « Parce que c’est exac­te­ment ce qu’ils ont fait. Fer­gu­son est dans le com­té de St. Louis. C’est 21 000 per­sonnes vivant dans 8100 foyers. Donc c’est une petite ville. 67 % des rési­dents sont afro-amé­ri­cain. 22 % vivent sous le seuil de pau­vre­té. Un total de 2,6 mil­lions de dol­lars [ont été payés en amendes aux auto­ri­tés muni­ci­pales, aux tri­bu­naux et à la police] en 2013. La cour muni­ci­pale de Fer­gu­son a géré 24 532 man­dats et 12 018 affaires. C’est à peu près trois man­dats par foyer. Une affaire et demie pour chaque foyer. Vous n’arrivez pas à 321 $ d’amendes et de frais et à trois man­dats par foyer avec un taux de crime moyen. Vous arri­vez à des nombres comme ça avec des conne­ries racistes, avec des arres­ta­tions pour n’importe quoi, et avec un har­cè­le­ment constant sous-jacent impli­quant arres­ta­tions au volant, convo­ca­tions à la cour, d’importantes amendes et la menace de pri­son pour défaut de paiement. »

“Par exemple”, conti­nue-t-elle, « j’ai été arrê­tée. J’avais tour­né à gauche [illé­ga­le­ment], et ma voi­ture a été fouillée. J’ai ren­con­tré trois offi­ciers dif­fé­rents, deux détec­tives. J’ai reçu une amende. J’ai reçu une amende parce que je n’avais pas mon per­mis sur moi. Donc j’ai eu une contra­ven­tion pour ne pas avoir eu mon per­mis sur moi, et une autre pour avoir tour­né dans le mau­vais sens. Je ne me suis pas ren­due au tri­bu­nal car j’étais hors de la ville à ce moment-là. Cepen­dant, je les avais appe­lés et leur avais dit que je ne vien­drai pas  et que mon avo­cat s’occuperait de l’affaire. J’ai reçu un cour­rier qui m’expliquait que je n’étais pas venue au tri­bu­nal, et qu’ils avaient un man­dat d’arrêt contre moi. Ils mena­çaient de me reti­rer mon per­mis et de le sus­pendre parce que je ne m’étais pas ren­due au tri­bu­nal. Voi­là le genre de choses qui se passent à St. Louis en ce moment. Vous pou­vez avoir une contra­ven­tion parce que vous tra­ver­sez la rue, ou parce que vous n’avez pas ton­du votre pelouse, et vous voi­là pri­son­nier de ce sys­tème dans lequel ils vous enferment, dans lequel ils vous oppriment, et vous main­tiennent opprimés. »

« J’ai été arrê­tée quand j’étais enceinte, j’étais à 37 semaines et j’ai été arrê­tée dans le com­té de St. Charles par quatre offi­ciers blancs », explique-t-elle. « Ils m’ont mise en garde à vue alors que j’avais ce ventre énorme. Et je leur disais que j’étais enceinte. J’ai eu une contra­ven­tion pour m’être garée au mau­vais endroit. Ils m’ont mis une contra­ven­tion que je n’ai jamais payée alors ils m’ont arrê­tée. Il y a eu ce man­dat pour mon arres­ta­tion. J’étais en cel­lule, enceinte, j’ai accou­ché une semaine plus tôt parce que j’étais stres­sée et que je n’en pou­vais plus d’être en cellule ».

« Per­sonne ne devrait avoir à tra­ver­ser ça », explique T‑Dubb‑O, « que ce soit aux États-Unis, en Pales­tine, au Mexique, au Bré­sil ou au Cana­da. Per­sonne ne devrait avoir à subir cela. Vous voyez un groupe de jeunes [à Fer­gu­son], ils ont entre 12 et 28 ou 29 ans, et se sont oppo­sés à la plus impor­tante puis­sance mili­taire de ce monde. C’est gros­so modo ce qui s’est pas­sé… ce n’est pas ce qui est expli­qué, mais c’est ce que c’était. C’était des tanks à tous les coins de rue, nos télé­phones sur écoute, ils nous sui­vaient. Tous les jours nous étions sur le ter­rain et nous pen­sions que nous allions mou­rir. Un moment ils ont dit qu’ils allaient nous tuer. « On ne tire­ra pas des balles en caou­tchouc ce soir, on tire­ra à balles réelles ». C’est le genre de choses que vous ne voyez pas dans les infos. C’était juste parce que nous étions fati­gués d’être trai­tés comme des sous-humains. Juste pour l’opportunité de mar­cher dans les rues et de vivre et res­pi­rer et de faire ce que tous les autres font. C’est en gros ce pour­quoi on se bat­tait. Vous voyez, un tel niveau d’oppression, c’est dur à ima­gi­ner, et à croire que c’est réel­le­ment le cas aux États-Unis, par­ti­cu­liè­re­ment au milieu des États-Unis. Mais c’est la véri­té, et vous avez des jeunes qui sont jugés sur le quar­tier dont ils viennent et sur la cou­leur de leur peau, et à qui on refuse cer­taines opportunités ».

« À St. Louis si vous avez été arrê­tés et si vous faites face à une incul­pa­tion pour méfait ou délit, on vous refuse les bourses Pell pour aller à l’université », explique-t-il. « Donc si vous ne pou­vez pas vous payer l’université vous êtes coin­cés. Si vous êtes en pro­ba­tion et que vous essayez d’avoir un emploi, c’est un état droit au tra­vail, ils ont le droit de refu­ser de vous embau­cher à cause de votre pas­sé. Ils n’ont pas à vous don­ner l’opportunité de tra­vailler. Et où vous rejettent-t-ils, dans le même sys­tème qui vous a mis dans la posi­tion vous êtes, et où vous avez fait cette pre­mière erreur. Tout est confi­gu­ré comme ça. »

Manifestants à Ferguson
Mani­fes­tants à Ferguson

“J’ai été atta­qué au gaz lacry­mo­gène six fois », explique Tyler. « On m’a fait sor­tir de la voi­ture, j’ai eu dif­fé­rents flingues poin­tés vers ma tête. On m’a tiré des­sus avec des balles en caou­tchouc, des balles réelles, des balles-bois, des pro­jec­tiles en sachet, des canons assour­dis­sants, et tout ce que vous pou­vez ima­gi­ner. J’ai affron­té la police mili­ta­ri­sée, et ils uti­li­saient dif­fé­rentes choses comme la règle des cinq secondes, je me fai­sais arrê­ter si je res­tais immo­bile pen­dant plus de cinq secondes. Je me fai­sais arrê­ter si je ne mar­chais pas plus que cinq secondes. Dif­fé­rentes choses comme ça. Ils ne portent pas leur badge. Ils ne disent pas qui ils sont. Ils ne sont pas du tout trans­pa­rents. Ils nous har­cèlent. Des femmes ont été pieds et poings liés, bat­tues. J’ai été arrê­té juste parce que je me tenais sur le trot­toir, et que je les enregistrais. »

Après le meurtre de Brown et les émeutes à Fer­gu­son, T‑Dubb‑O a été invi­té avec d’autres lea­ders de com­mu­nau­tés à ren­con­trer le pré­sident Barack Oba­ma à la Mai­son-Blanche. Le pré­sident, explique-t-il, a par­lé à l’aide de « cli­chés » à pro­pos de crimes noir-contre-noir, de la néces­si­té de res­ter à l’école, de tra­vailler dur et de l’importance de voter.

“Il m’a deman­dé si j’avais voté pour lui », m’a‑t-il dit, « je lui ai répon­du que non. Je n’avais pas voté pour lui aux deux occa­sions, parce que je ne vou­lais pas voter pour lui juste parce qu’il était noir. Je consi­dé­rais que ç’aurait été très super­fi­ciel de ma part. Parce qu’il n’a jamais par­lé hon­nê­te­ment et dit qu’il allait faire quelque chose pour ma com­mu­nau­té par rap­port aux pro­blèmes aux­quels nous fai­sons face quo­ti­dien­ne­ment, alors pour­quoi aurais-je voté pour quelqu’un comme ça, qu’il soit blanc, noir, mâle, femelle, etc. ? »

En tant que pré­sident il est la preuve que le sys­tème fonc­tionne, c’est ce qu’a dit Oba­ma à T‑Dubb‑O. L’artiste hip-hop explique que cette décla­ra­tion montre à quel point Oba­ma est décon­nec­té de la réa­li­té à laquelle font face les gens pauvres de couleur.

“Quand vous avez un gar­çon de 11 ans dont la mère ou le père est céli­ba­taire et cumule deux ou trois emplois juste pour rame­ner de la nour­ri­ture, qui doit se lever le matin à 5h30 pour prendre les trans­ports en com­mun pour aller à l’école », explique T‑Dubb‑O, « tout, autour de lui, est dam­na­tion. Vous ne pou­vez pas attendre d’un enfant de 11 ans qu’il ait la capa­ci­té men­tale d’un adulte, et qu’il prenne les déci­sions matures lui per­met­tant d’éviter tous les ennuis. Donc je me fiche du crime noir-contre-noir. Je me fiche du cli­ché conven­tion­nel selon lequel en tra­vaillant dur, on peut tout faire, on peut tout accom­plir, parce que c’est des conne­ries. Et excu­sez mon lan­gage, mais je ne peux pas dire à un petit gar­çon de ma rue, de mon quar­tier, où il y a eu plus de 100 meurtres l’an pas­sé, qu’il peut deve­nir astro­naute s’il le veut, car ça n’est pas possible. »

« Je pense que D.C. est un exemple par­fait de ce que sont les États-Unis », explique-t-il. « Vous avez cette grande mai­son blanche qui repré­sente le gou­ver­ne­ment, qui a été construite par des esclaves, qui est magni­fique, avec des pelouses manu­cu­rées, et juste devant la porte vous avez 50 SDF qui dorment dans un parc. Juste devant les grilles de la Mai­son-Blanche. Ça décrit par­fai­te­ment les États-Unis ».

« La dif­fé­rence entre nous et ces lea­ders c’est qu’on fait pas ça pour la célé­bri­té, on ne le fait pas pour des gains poli­tiques, on ne le fait pas pour l’argent », explique-t-il, par­lant de Oba­ma, de Sharp­ton, Jack­son, de Dys­on et des autres lea­ders noirs de l’establishment. « On le fait parce que cha­cun des jours qu’on a vécus on nous a refu­sé les droits humains nor­maux, et qu’on aurait pu perdre la vie. On ne pense pas que ces lea­ders repré­sentent cor­rec­te­ment notre com­mu­nau­té. Parce qu’ils ne font plus par­tie de notre com­mu­nau­té, ils ne parlent plus pour la com­mu­nau­té, et hon­nê­te­ment ils font très peu pour elle. Ils font quelques petites choses, parce qu’ils savent qu’ils y sont bien obli­gés, en tant que 501©3s [exempts de taxes fédé­rales, réfé­rence au 501c], mais ils ne parlent pas pour les gens. »

Baltimore, 27 avril 2015, lors des émeutes faisant suite à la mort de Freddie Gray
Bal­ti­more, 27 avril 2015, lors des émeutes fai­sant suite à la mort de Fred­die Gray

Jack­son et Sharp­ton ont été apos­tro­phés par les foules à Fer­gu­son, qui leur deman­daient de par­tir, avec leurs équipes de CNN. Tyler décrit CNN et les autres grands médias, qui répètent réso­lu­ment les ver­sions offi­cielles comme « pire que les poli­ti­ciens, pire que la police ».

« Donc les gens à Fer­gu­son sont genre « fuck Al Sharp­ton, et fuck  Jesse Jack­son », mais vrai­ment », explique Tyler. « Et c’est vrai­ment le moins qu’on puisse dire, véri­ta­ble­ment, parce qu’ils ont été coop­tés, pour com­men­cer. Ils avaient leur propre mou­ve­ment. Ils ont été coop­tés. Leurs mou­ve­ments ont été détruits. Main­te­nant ils veulent deve­nir les nou­veaux lea­ders et essayer de ren­trer dans notre mou­ve­ment et de diri­ger, entre autres, mais c’est une géné­ra­tion tota­le­ment dif­fé­rente. Eux ils défilent en cos­tume-cra­vate et chantent « Kum­baya » et autres trucs du genre. Mais ce sont des gens comme lui qui sont dehors », explique-t-elle, en dési­gnant T‑Dubb‑O, « torse nu, tatoué, comme les Bloods, les Crips, ou quoi que ce soit, dans la rue juste en colère, parce qu’ils ont été éner­vés et que ça les touche profondément. »

« Jesse Jack­son est venu, d’ailleurs nous étions au milieu d’une prière pour la mère de Michael Brown, nous étions au site mémo­rial à Can­field  Apart­ments, là où il a été tué et lais­sé dans la rue pen­dant 4h30 », explique Tyler. « Tout le monde avait la tête bais­sée et il arrive et com­mence à hur­ler « pas de jus­tice, pas de paix » au milieu de la prière. Donc ins­tan­ta­né­ment la com­mu­nau­té a été super éner­vée — genre, mais qui c’est ce type ? J’ai fina­le­ment recon­nu son visage. Je suis allé vers lui, parce que les gars étaient prêts à le frap­per. Parce que tu ne dois pas venir ici, alors que la mère est en deuil, qu’on est tous bou­le­ver­sés, et déran­ger notre prière. Et lui il est là « pas de jus­tice, pas de paix ! », avec son porte-voix, sa pan­carte etc., juste pour une opé­ra­tion pho­to. Donc je suis allé le voir et je lui ai dit qu’il ferait pro­ba­ble­ment mieux de par­tir, parce qu’ils étaient vrai­ment éner­vés et qu’ils allaient le virer de là. Et lui il était là « pas de jus­tice, pas de paix ! » Il conti­nuait à chan­ter. Donc je me suis écar­té, et les gars lui ont dit quelque chose comme « Hey frère, si tu ne t’en vas pas on va te faire par­tir ». Et lui il a répon­du, « voi­là ce qui ne va pas avec nous ! », et « divi­sion géné­ra­tion­nelle ! » et des choses comme ça. Et vous savez, la com­mu­nau­té n’a pas appré­cié, alors il a eu peur, lui et les gens avec qui il est venu, avec son meilleur cos­tume et tout, et tous les autres étaient torses nus, ou en débar­deur, ou habillés nor­ma­le­ment. Et il est venu avec un came­ra­man et tout, comme si c’était une fré­né­sie média­tique, ou une sorte de mani­fes­ta­tion, quelque chose à fil­mer. Et donc les gens étaient très éner­vés et il est par­ti ins­tan­ta­né­ment, et il n’est pas reve­nu depuis. »

« Toutes les orga­ni­sa­tions natio­nales aux­quelles vous pou­vez pen­ser sont à St. Louis, Mis­sou­ri », explique T‑Dubb‑O. « Nous avons Urban League. Nous avons la NAACP. Nous avons toutes ces orga­ni­sa­tions dif­fé­rentes. Et pour­tant ces deux der­nières décen­nies nous avons tou­jours eu l’un des trois taux de meurtre le plus éle­vé, l’un des trois taux de crimes les plus éle­vés. Le niveau de pau­vre­té est dément, le chô­mage, vous avez tous ces énon­cés de mis­sion sur les sites disant faites ci faites ça, mais ces pro­grammes ne sont pas dis­po­nibles dans notre ville. Ils ont des bureaux ici. Ils reçoivent des sub­ven­tions. Mais ils ne font rien du tout. Et les com­mu­nau­tés s’aperçoivent de ça main­te­nant. Donc un moment va arri­ver où toutes ces 501©3s, et toutes les orga­ni­sa­tions, vont devoir réel­le­ment être actives dans les com­mu­nau­tés qu’elles représentent. »

Les jeunes acti­vistes de Fer­gu­son ne res­pectent que les quelques lea­ders noirs qui n’essaient pas de par­ler pour le mou­ve­ment ou d’utiliser les émeutes comme un fonds de com­merce pour faire leur pro­mo­tion. Par­mi ceux qu’ils admirent il y a Cor­nel West.

« Il était une sorte de grand frère ou de père pour le mou­ve­ment », explique Tyler en par­lant de West. « Au lieu de se mettre en avant, il m’emmenait tou­jours avec lui. Il nous met­tait tou­jours en avant. Ils essayaient tou­jours de le mettre lui devant la camé­ra, et lui emme­nait tou­jours quelqu’un avec lui. Il disait « voi­là les gens, voi­là les nou­veaux lea­ders du monde, et c’est à eux que vous devez vous adres­ser ». Il est très trans­pa­rent. Il met tou­jours en avant et sou­ligne notre nom. »

Les acti­vistes se pré­parent pour de plus amples émeutes. Et ils se pré­parent à plus de répres­sion éta­tique et de violence.

« En ce qui concerne la poli­tique », explique T‑Dubb‑O, « ça va se jouer selon une des deux issues pos­sibles. Actuel­le­ment on a une oppor­tu­ni­té qui se referme très rapi­de­ment, où nous pou­vons soit recréer nous-mêmes un sys­tème qui soit réel­le­ment juste pour tous les gens, ou bien ils vont recréer un sys­tème dans lequel on sera plus jamais capables de les faire trem­bler comme on l’a fait à Ferguson. »

« On ne sait pas à quoi ça va res­sem­bler, hon­nê­te­ment », dit-il des émeutes à venir. « C’est légal de tuer un homme noir dans ce pays. Juste depuis Mike Brown, 11 per­sonnes ont été tuées par la police à St. Louis seule­ment, dont une femme qui a été vio­lée puis pen­due en pri­son. Mais aucun des autres meurtres n’a eu droit à une cou­ver­ture média­tique natio­nale. Il y a eu deux affron­te­ments avec la police hier. Donc, on ne sait pas à quoi ça va res­sem­bler. On sait qu’on est moti­vé. Qu’on va conti­nuer le com­bat. Il va fal­loir une révo­lu­tion totale pour chan­ger les choses. Le pire du pire serait une guerre civile. Voi­là à quoi je pense en ce moment. »

« Je ne les vois pas recu­ler », dit-il de l’État et des forces de sécu­ri­té. « Ça ne les dérange pas de tuer des gens. Ça ne les dérange pas de balan­cer des lacry­mos sur des bébés, des femmes enceintes, des per­sonnes âgées. Ça ne leur pose aucun pro­blème. Et nos poli­ti­ciens sont juste là, les bras croisés. »

« Tant que les auto­ri­tés actuelles sont en charge, l’oppression n’ira nulle part », explique-t-il. « Il va vrai­ment fal­loir que les gens s’unissent dans le monde entier, pas juste aux États-Unis, pas juste à St. Louis, pas juste dans une ville ou un état par­ti­cu­lier. Il va fal­loir que les gens s’identifient et se recon­naissent dans les luttes des autres à tra­vers le monde, inter­na­tio­na­le­ment, et décident que trop c’est trop. C’est le seul moyen de faire dis­pa­raître l’oppression. »

Chris Hedges


Tra­duc­tion : Nico­las CASAUX

Édi­tion : Hélé­na Delaunay

 

 

 

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Cette rentabilisation totale du monde ne saurait nous sauver. Pire, elle participe à creuser toujours plus le trou dans lequel nous nous enfonçons. La matérialité demeurera un facteur de première importance, et il faut combattre le paradigme d’Aberkane, qui n’est autre qu’une tentative de rendre indépassable la société industrielle en l’identifiant, dans l’esprit de tous, à la Nature. [...]