Les poules préfèrent les cages ! (par Armand Farrachi)

Cet article est com­po­sé d’ex­traits du livre Les poules pré­fèrent les cages, d’Ar­mand Far­ra­chi (Édi­teur : Yves Michel Edi­tions (2012)).


Chaque fois que le cœur ou la rai­son poussent à s’indigner des cruau­tés infli­gées à des êtres sen­sibles pour des motifs qui les dépassent, éco­no­miques, scien­ti­fiques ou poli­tiques, il est heu­reux qu’un spé­cia­liste se dresse quelque part pour réta­blir la véri­té contre les pré­ju­gés. Faute de tra­vaux appro­fon­dis ou d’études pous­sées, les igno­rants, les imbé­ciles ou les naïfs ont, par exemple, ten­dance à croire spon­ta­né­ment qu’une poule, une simple poule, pré­fère cou­rir au soleil, grat­ter la terre, battre des ailes et se per­cher plu­tôt que de pié­ti­ner dans une cage de fer où le jour ne s’aventure jamais. Par bon­heur, les savants, ou plu­tôt, ain­si qu’ils aiment à se pré­sen­ter eux-mêmes, « les membres de la com­mu­nau­té scien­ti­fique », qui se sont pen­chés sur la ques­tion avec des ins­tru­ments adé­quats et des méthodes éprou­vées, sont là pour les détromper.

Après avoir étu­dié « de longues années », et (selon l’expression du maga­zine pro­fes­sion­nel La France agri­cole) de façon « rela­ti­ve­ment sophis­ti­quée », le com­por­te­ment de « plu­sieurs groupes de poules », des membres de cette com­mu­nau­té scien­ti­fique ont consta­té qu’elles mani­fes­taient en semi-liber­té une ten­dance à l’agressivité et par­fois au can­ni­ba­lisme, alors qu’en cage elles se conten­taient de s’arracher leurs propres plumes. Les cher­cheurs, qui n’auront donc jamais trou­vé de poules qu’en situa­tion de conflit et en état de stress, en vien­draient vite à éli­mi­ner d’office le fac­teur liber­té pour se deman­der si elles n’éprouveraient pas un plus grand « bien-être » en cap­ti­vi­té. Dans leur lan­gage, il faut le savoir, « le bien-être d’un ani­mal est jugé satis­fai­sant s’il se sent en sécu­ri­té, n’éprouve pas de dou­leur, ne pré­sente pas de symp­tôme d’ennui ou de frus­tra­tion ».

La com­pa­rai­son impose l’évidence : les poules pré­fèrent les cages.

En exa­gé­rant à peine, la ques­tion ne serait donc même pas de se deman­der com­ment une poule par­vient à sur­vivre en si dure cap­ti­vi­té, mais bien de prou­ver scien­ti­fi­que­ment qu’entre la basse-cour et la bat­te­rie indus­trielle la poule pré­fère la cage. Il n’y aura bien­tôt plus lieu de s’étonner qu’à l’aube du XXIe siècle, dans une socié­té « avan­cée », de haut niveau cultu­rel, scien­ti­fique et tech­nique, on se pro­pose de prou­ver et d’imprimer, en toutes lettres, noir sur blanc, dans des publi­ca­tions offi­cielles des­ti­nées à infor­mer ou à convaincre, qu’un être vivant à qui la nature a don­né des membres pour cou­rir, des ailes pour voler, un bec pour pico­rer, lorsqu’il a le choix entre la liber­té et la déten­tion, pré­fère être incarcéré.

poules

Ce que prouvent d’abord, dans leur ambi­tion de faire auto­ri­té, de tels résul­tats, c’est une confiance à peu près illi­mi­tée en un pro­ces­sus d’abrutissement col­lec­tif, sur lequel il fau­dra reve­nir. C’est aus­si que l’objectif à peine dis­si­mu­lé de l’économie mon­dia­li­sée est de sou­mettre le vivant aux condi­tions de l’industrie. C’est encore que la science est de plus en plus sou­vent appe­lée à la res­cousse pour défi­nir une facul­té d’adaptation opti­male aux pires contraintes du pro­duc­ti­visme. Ce ne sera d’ailleurs pas la pre­mière fois, ni, assu­ré­ment, la der­nière, que les membres les plus zélés de la com­mu­nau­té scien­ti­fique vou­dront savoir jusqu’où peuvent être exac­te­ment recu­lées les limites du sup­por­table, dans une pers­pec­tive d’applications ration­nelles, sys­té­ma­tiques et nor­ma­tives dont on com­mence à sug­gé­rer qu’elles pour­raient être assi­mi­lées à un « bien-être ».

En ce sens, le sort des poules, qui ne vivent plus nulle part à l’état sau­vage, qui n’ont plus aucun milieu natu­rel pour les accueillir, augure si bien du nôtre, au moins à titre sym­bo­lique, que le mal­heu­reux vola­tile ne figure ici, pour quelques pages encore, que comme méta­phore. Aux yeux de l’économie fana­ti­sée, le vivant en géné­ral et l’humain en par­ti­cu­lier ont été, sont ou seront logés, c’est le cas de le dire, à la même enseigne, ain­si qu’on n’aura que trop vite et trop sou­vent l’occasion de le véri­fier. Puisqu’il est donc pos­sible de prou­ver que les poules pré­fèrent les cages, et aus­si, pré­ci­sons-le, que les veaux pré­fèrent être enchaî­nés tout seuls dans l’obscurité (faute de quoi ils se pié­tinent), que les porcs pré­fèrent être gar­rot­tés dans l’ordure (sinon ils s’entre-dévorent), il y a tout lieu de croire que, en y menant l’application néces­saire, on prou­ve­rait tout aus­si bien que les ota­ries pré­fèrent les cirques, les orques les bas­sins, les pois­sons les bocaux, les lapins les cla­piers ou les loups les enclos. Allons plus loin. Après des études conve­na­ble­ment menées et « rela­ti­ve­ment sophis­ti­quées », cer­tains n’iraient-ils pas jusqu’à pré­tendre que les Indiens pré­fèrent vivre dans des réserves, les Juifs ou les Tzi­ganes dans des camps de concen­tra­tion, que les Noirs pré­fèrent voya­ger dans la soute des navires, avec des fers aux pieds et un car­can au cou, ain­si qu’ils en admi­nistrent encore aujourd’hui la preuve en pré­fé­rant s’entasser par dizaines dans des rafiots de for­tune pour fuir des pays où, lais­sés en liber­té et livrés à eux-mêmes, ils n’ont que trop ten­dance à s’entre déchi­rer ? Tel était en tout cas l’argument avan­cé par les escla­va­gistes du XIXe siècle : la ser­vi­tude pro­té­geait les nègres des guerres tri­bales, des muti­la­tions rituelles et du can­ni­ba­lisme, ce qui pro­mou­vait l’esclavage en mis­sion « huma­ni­taire », pour reprendre une des expres­sions les mieux por­tées d’aujourd’hui. Pauvres can­ni­bales, si anxieux d’être pro­té­gés de leurs sem­blables ! Du temps où il suf­fi­sait de les appe­ler ain­si pour s’estimer fon­dé à les exter­mi­ner, Mon­taigne rap­porte que les Indiens « can­ni­bales » dépor­tés et pro­me­nés dans les rues de Rouen « avaient aper­çu qu’il y avait par­mi nous des hommes pleins et gor­gés de toutes sortes de com­mo­di­tés et que leurs moi­tiés (ils ont une façon de leur lan­gage telle qu’ils nomment les hommes moi­tiés les uns des autres) étaient men­diants à leurs portes, déchar­nés de faim et de pau­vre­té, et trou­vaient étrange comme ces moi­tiés-ci néces­si­teuses pou­vaient souf­frir une telle injus­tice qu’ils ne prissent les autres à la gorge ou missent le feu à leurs mai­sons ».

En ces temps d’obscurité scien­ti­fique, ces sau­vages igno­raient encore, du fond de leur sau­va­ge­rie, qu’on pour­rait un jour prou­ver que ces « moi­tiés » pré­fé­raient leur misère à l’opulence des autres, et qu’au can­ni­ba­lisme et aux luttes de clans on oppo­se­rait la pana­cée des tra­vaux for­cés au fond des mines d’argent, en tout point pré­fé­rable aux risques et aux ten­sions de la vie communautaire.

Un homme en cage dans la citadelle de Kowloon (Hong-Kong) - image tirée du film documentaire "le Syndrome du Titanic"
Un homme en cage dans la cita­delle de Kow­loon (Hong-Kong) — image tirée du film docu­men­taire « le Syn­drome du Tita­nic »

Si les poules pré­fèrent les cages (on ne le sou­li­gne­ra jamais assez), on ne voit pas pour­quoi les humains ne pré­fé­re­raient pas les condi­tions qui leur sont faites, aus­si pénibles, aus­si outra­geantes soient-elles, à une liber­té dont ils ne sau­raient faire bon usage et qu’ils retour­ne­raient contre eux-mêmes. Il suf­fi­rait de leur expli­quer, éven­tuel­le­ment de leur prou­ver, qu’ils n’ont rien à espé­rer de mieux que les règles impo­sées par d’autres, et qu’il leur en cui­rait bien davan­tage à vou­loir les chan­ger ou s’en affranchir. […] 

Chaque fois qu’une forêt est rasée, qu’une rivière est cana­li­sée, que les ani­maux sau­vages sont chas­sés ou abat­tus, que les prai­ries sont sté­ri­li­sées, via­bi­li­sées, loties et bâties, un cadre arti­fi­ciel, arbi­traire et auto­ri­taire est sub­sti­tué à la libre nature. À mesure qu’on nous prive d’arbres, de sources et d’oiseaux, on nous pousse vers des par­kings, des routes, des comp­teurs, des péages, des « cités », des « espaces verts », des « espaces de liber­té », des bacs à sable et des pro­grammes télé­vi­sés. Tout ce qui nous est ôté de nature nous est ren­du en contraintes. Nous ne sommes plus ame­nés à nous situer dans le cycle des sai­sons, dans la suc­ces­sion des hori­zons ou dans la chaîne des géné­ra­tions, mais ren­voyés à notre indi­vi­dua­li­té, au cha­cun chez soi et au cha­cun pour soi, à des espaces res­treints, à l’immédiat et au court terme. On vend dès à pré­sent des casques, pour les oreilles aus­si bien que pour les yeux, qui limitent la por­tée des sens à la sur­face des organes récep­teurs et ne livrent du monde, au-delà de la cor­née ou du tym­pan, que l’illusion. Nous ne sommes pas davan­tage invi­tés à trou­ver notre place dans l’ordre de la nature, mais for­cés de la gagner dans les sym­boles de la socié­té, dans une des niches à prendre ou à lais­ser que nous assignent les pré­po­sés du grand che­nil social. Dans cet uni­vers tau­to­lo­gique qui ne ren­voie qu’à ses propres signaux, tout ce qui dépasse l’individu tend à deve­nir anxio­gène. La moindre pré­sence est per­çue comme une gêne ou une menace, la ville comme un milieu oppres­sant et mal­sain, la rue comme un espace dan­ge­reux, satu­ré de flèches, de balises, de pas­sages. Les poules pré­fèrent les cages obli­ga­toires et de sens inter­dits. Sans plus de rap­port avec les rythmes du jour ou des sai­sons, avec le retour des migra­teurs ou la mon­tée de la sève, un temps pure­ment chro­no­mé­trique exerce sa pres­sion inin­ter­rom­pue. Per­dus dans l’infinie divi­sion des tâches, sépa­rés de leur résul­tat, les gestes du tra­vail s’apparentent à des rituels abs­traits, et des images en 3‑D n’offrent plus de l’extérieur qu’une réa­li­té de syn­thèse. Pas­ser du tra­vail au loi­sir revient à pas­ser de l’écran de l’ordinateur à l’écran de la télé­vi­sion. Ain­si se consti­tue peu à peu un uni­vers d’écrans, un uni­vers-écran, entre ce qu’il reste du monde et ce qu’il reste de nous. Dans ce sys­tème de signes, sans arbres, sans étoiles et sans soleil, l’informatisation du monde conti­nue d’opérer sur ses sujets une exé­rèse de la réa­li­té, une codi­fi­ca­tion, une vir­tua­li­sa­tion du réel, comme si toute dimen­sion spa­tio-tem­po­relle s’était sou­dain chan­gée en un réseau imma­té­riel de grilles, de codes, de connexions et d’interdépendances. […]

De même que les indus­triels ont tout inté­rêt à pol­luer l’eau pour la dépol­luer afin de la vendre et de la dis­tri­buer comme un pro­duit, à « mazou­ter » ou à « amian­ter » pour « déma­zou­ter » et « désa­mian­ter » ensuite, à empoi­son­ner l’air pour nous vendre des masques, ou à détruire la nature pour nous en vendre des repré­sen­ta­tions, ils ont tout inté­rêt à rendre la socié­té can­ni­bale, la concur­rence sau­vage et la ville agres­sive afin de favo­ri­ser une pré­fé­rence pour les bulles et les cocons habi­tables, c’est-à-dire équi­pés de tous les biens qui per­met­tront d’y sur­vivre « sans symp­tômes de frus­tra­tion ni d’ennui » grâce aux images qu’ils auront fabri­quées pour les y déver­ser et aux anxio­ly­tiques qui les rendent sup­por­tables. Grâce à la « convi­via­li­té » des villes modernes, les sys­tèmes de sur­veillance, d’alarme et de sécu­ri­té achè­ve­ront de for­ti­fier ces refuges en bunkers. […] 

L’expérience montre qu’un indi­vi­du inves­ti d’une auto­ri­té, pour­vu d’un poste offi­ciel et d’un grade uni­ver­si­taire éle­vé peut affir­mer haut et fort, le regard clair et le sou­rire aux lèvres, qu’il est moins dan­ge­reux de vivre près d’une cen­trale nucléaire que sur un site gra­ni­tique, que la pro­gres­sion démo­gra­phique crée des emplois, que le sida n’affecte que les homo­sexuels, que les nuages radio­ac­tifs s’arrêtent aux fron­tières, que les bom­bar­de­ments sont effec­tués dans l’intérêt des popu­la­tions bom­bar­dées, qu’une coupe à blanc régé­nère la forêt, que la « libre com­pé­ti­tion » entre les pay­sans du Sahel et ceux du Mid­west « opti­mise la pro­duc­tion mon­diale », qu’abattre les oiseaux migra­teurs avant leur repro­duc­tion ne reten­tit en rien sur leur popu­la­tion, que la pré­ser­va­tion de la couche d’ozone indis­pen­sable à toute vie ter­restre coûte trop cher pour être envi­sa­gée, que le clo­nage per­met­tra de sau­ver les espèces mena­cées, que la dépor­ta­tion des popu­la­tions pour­suit un but huma­ni­taire, que la des­truc­tion du monde est inhé­rente à la marche du pro­grès, ou encore, rap­pe­lons-le, que les poules pré­fèrent les cages. […] 

Armand Far­ra­chi


Lien asso­cié : http://www.ogmdangers.org/intro/biblio/les_poules.htm

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  1. Incroyable!Cela paraît tou­jours un peu com­pli­qué de remettre en ques­tion des études menées par la« com­mu­nau­té scien­ti­fique sur­tout lorsque notre niveau d’é­tudes n’est pas aus­si impres­sion­nant que le leur, cepen­dant depuis quelques années,au vu des innom­brables études plus aber­rantes les unes que les autres j’ai fini par mettre de côté mon com­plexe d’in­fé­rio­ri­té et je me fie à mes intimes convictions,je par­tage en tout point votre ana­lyse et oui je l’af­firme haut et fort aucun être vivant ne mérite un tel sort ! Je ne consomme que du pou­let éle­vé en plein air et des œufs de poules élè­vees en plein air.Meme si nous ne sommes pas assez nom­breux à mon goût à faire ce choix je reste opti­miste et j’offre mon sou­tien par­fois même finan­cier (crow­foun­ding) à des éle­veurs et agri­cul­teurs qui uti­lisent des méthodes d’a­gri­cul­tures rai­son­nées et rai­son­nables Mer­ci pour votre article et mer­ci de nous gar­der les yeux ouverts

    1. Les méthodes d’a­gri­cul­ture « rai­son­née » ne sont qu’un arti­fice sup­plé­men­taire du lob­by agro-indus­triel. Un piège à cons en quelque sorte. On peut très bien vivre sans consom­mer d’a­ni­maux, sur­tout la viande pro­ve­nant de l’en­fer que repré­sentent ces usines.

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