Écologie, éthique et anarchie (entretien avec Noam Chomsky)

Tra­duc­tion d’une inter­view publiée sur le site de Tru­thOut le 3 avril 2014.


On ne peut mettre en doute ni la gra­vi­té ni le rôle cen­tral joué par la crise envi­ron­ne­men­tale actuelle. Pro­pul­sée par les impé­ra­tifs absurdes de la crois­sance à tout prix inhé­rente au capi­ta­lisme, la des­truc­tion de la bio­sphère par l’hu­ma­ni­té a atteint, voire dépas­sé plu­sieurs seuils cri­tiques, que ce soit en termes d’é­mis­sions de car­bones, de perte de bio­di­ver­si­té, d’a­ci­di­fi­ca­tion des océans, d’é­pui­se­ment des res­sources en eau ou de pol­lu­tion chi­mique. On a pu voir des catas­trophes météo­ro­lo­giques s’a­battre sur le globe, depuis les Phi­lip­pines dévas­tées par le Typhon Haiyan en novembre 2013, jus­qu’à la Cali­for­nie qui souffre en ce moment de la pire séche­resse qu’on ait jamais connue depuis des siècles. Ain­si que l’a mon­tré Nafeez Ahmed, une étude récente publiée en par­tie par la NASA aver­tit qu’un effon­dre­ment immi­nent menace notre civi­li­sa­tion si nous ne nous orien­tons pas vers un chan­ge­ment radi­cal en matière d’i­né­ga­li­tés sociales et de sur­con­som­ma­tion. Dahr Jamail, qui fait par­tie de notre équipe, a écrit récem­ment un cer­tain nombre de textes prou­vant la pro­fon­deur de la tra­jec­toire actuelle de per­tur­ba­tion anthro­pique du cli­mat (PAC) et d’é­co­cide glo­bal. Dans une méta­phore élo­quente, il assi­mile l’ac­crois­se­ment des phé­no­mènes météo­ro­lo­giques de grande ampleur pro­vo­qués par la PAC, à l’élec­tro­car­dio­gramme d’un « cœur en fibrillation. »

Plu­tôt que de conclure que des ten­dances aus­si affli­geantes sont une consé­quence intrin­sèque d’une nature humaine « agres­sive » et « socio­pathe », des obser­va­teurs sen­sés devraient pro­ba­ble­ment asso­cier l’ex­pan­sion de ces ten­dances à la pré­do­mi­nance du sys­tème capi­ta­liste. Car, ain­si que Oxfam l’a noté dans un rap­port datant de jan­vier 2013, les 85 indi­vi­dus les plus riches du monde pos­sèdent autant de richesses que la moi­tié de l’hu­ma­ni­té — les 3,5 mil­liards de per­sonnes les plus pauvres — tan­dis que 90 cor­po­ra­tions sont tenues res­pon­sables de deux tiers des émis­sions de CO2 pro­duites depuis les débuts de l’in­dus­tria­li­sa­tion. Donc, comme le prouvent ces sta­tis­tiques stu­pé­fiantes, les crises éco­lo­gique et cli­ma­tique cor­res­pondent à la concen­tra­tion extrême des pou­voirs et des richesses pro­duites par le capi­ta­lisme et enté­ri­nés par les gou­ver­ne­ments du monde entier. En tant qu’al­ter­na­tive à cette réa­li­té, la phi­lo­so­phie poli­tique de l’a­nar­chisme — qui s’op­pose à la fois à la main­mise de l’é­tat et à celle du capi­tal- peut rece­ler de grandes pro­messes d’a­mé­lio­ra­tion et peut-être même de retour­ne­ment de ces ten­dances des­truc­trices. A ce pro­pos, j’ai eu l’au­baine d’in­ter­vie­wer le pro­fes­seur Noam Chom­sky, anar­cho-syn­di­ca­liste de renom, pour débattre de la ques­tion de la crise éco­lo­gique et de l’a­nar­chisme comme remède. Voi­ci la trans­crip­tion de notre conversation.

Javier SETHNESS pour TRUTHOUT : Pro­fes­seur Chom­sky, mer­ci infi­ni­ment de prendre le temps de débattre avec moi des thèmes de l’écologie et de l’a­nar­chisme. C’est un véri­table hon­neur d’a­voir cette occa­sion de m’en­tre­te­nir avec vous. Cepen­dant, avant d’en­trer dans le vif du sujet, j’ai­me­rais tout d’a­bord vous poser une ques­tion por­tant sur l’é­thique et la soli­da­ri­té. Pen­sez-vous que la notion déve­lop­pée par Emma­nuel Kant qui consiste à dire qu’il faut trai­ter l’hu­ma­ni­té comme une fin en soi, ait influen­cé d’une manière ou d’une autre la pen­sée anar­chiste et anti autoritaire ?

NOAM CHOMSKY : Indi­rec­te­ment oui, mais à mon avis sous un angle plus géné­ral. De mon point de vue, l’a­nar­chisme pro­cède très natu­rel­le­ment d’un cer­tain nombre de pré­oc­cu­pa­tions et d’en­ga­ge­ments majeurs inhé­rents au siècle des Lumières. Cela a don­né lieu au libé­ra­lisme clas­sique qui lui-même a été détruit par la mon­tée du capi­ta­lisme, les deux doc­trines étant en contra­dic­tion l’une l’autre. Mais je pense que l’a­nar­chisme est l’hé­ri­tier des idéaux qui ont été déve­lop­pés de diverses manières au cours du siècle des Lumières, notam­ment à tra­vers la théo­rie de Kant. Ces idéaux ont été illus­trés par la doc­trine du libé­ra­lisme clas­sique, se sont échoués sur les récifs du capi­ta­lisme et ont été repris par les mou­ve­ments de gauche liber­taire qui en sont les héri­tiers natu­rels. Donc, dans un sens oui, mais c’est plus vaste.

Javier SETHNESS pour TRUTHOUT : Vous avez décrit l’hu­ma­ni­té comme étant mise en péril par les ten­dances des­truc­trices de la socié­té capi­ta­liste — ou ce que vous avez appe­lé « les démo­cra­ties du capi­tal réel­le­ment exis­tant » (DCRE, Démo­cra­ties du capi­tal réel­le­ment exis­tant — un acro­nyme moquant le « socia­lisme réel » invo­qué à l’Est sous Bre­j­nev, NDT). Notam­ment, vous avez mis l’ac­cent, der­niè­re­ment, sur la bru­ta­li­té des ten­dances anti éco­lo­giques mises en oeuvre par les puis­sances domi­nantes des socié­tés colo­nia­listes, ain­si qu’en témoignent l’ex­ploi­ta­tion des sables bitu­meux au Cana­da, l’ex­ploi­ta­tion et l’ex­por­ta­tion mas­sives de char­bon en Aus­tra­lie et, bien sûr, la débauche de dépenses en éner­gie des Etats-Unis. Vous avez tout à fait rai­son et je par­tage vos inquié­tudes, ain­si que je l’ex­plique dans : Vie en dan­ger : Révo­lu­tion contre la Catas­trophe Cli­ma­tique, un livre qui désigne la crise cli­ma­tique comme étant le résul­tat de l’ex­crois­sance incon­trô­lable du capi­ta­lisme et d’un contrôle de la nature qui se tota­li­ta­rise. Pour­riez-vous expli­quer en quoi les DCRE sont en pro­fond désac­cord avec l’é­qui­libre écologique ?

NOAM CHOMSKY : Les DCRE — ce qui se pro­nonce volon­tai­re­ment « wre­cked » (nau­frage) [en anglais] — sont une démo­cra­tie capi­ta­liste qui existe réel­le­ment, une sorte de capi­ta­lisme d’é­tat, avec une éco­no­mie à pré­do­mi­nance éta­tique mais accor­dant une cer­taine confiance aux forces du mar­ché. Les forces du mar­ché exis­tantes sont façon­nées et défor­mées dans l’in­té­rêt des puis­sants — par la puis­sance de l’é­tat qui est lar­ge­ment sous le contrôle d’une concen­tra­tion de pou­voirs pri­vés — donc il y a une inter­ac­tion étroite. Si vous jetez un œil aux mar­chés, ils s’ap­pa­rentent à un mode d’emploi pour sui­cide. Un point c’est tout. Dans les sys­tèmes de mar­ché, on ne tient pas compte de ce que les éco­no­mistes appellent exter­na­li­tés. Par exemple, ima­gi­nons que vous me ven­diez une voi­ture. Dans un sys­tème de mar­ché, nous sommes cen­sés nous pré­oc­cu­per de nos propres inté­rêts donc vous et moi ten­te­rons de faire la meilleure affaire cha­cun pour soi. Nous ne tien­drons pas compte de l’im­pact que cela aura sur « lui ». Cela ne fait pas par­tie d’une tran­sac­tion sur le mar­ché. Et pour­tant, il y aura bien un impact sur « lui ». Ce sera la pré­sence d’une voi­ture sup­plé­men­taire sur la route et donc une plus forte pro­ba­bi­lié d’ac­ci­dents, davan­tage de pol­lu­tion et davan­tage d’embouteillages. Pour lui en tant qu’in­di­vi­du, il ne s’a­gi­ra sans doute que d’une légère aug­men­ta­tion de ces pro­ba­bi­li­tés. Mais cet impact va s’é­tendre à toute la popu­la­tion. Main­te­nant, si on exa­mine d’autres sortes de tran­sac­tions, les exter­na­li­tés prennent beau­coup plus d’am­pleur. Pre­nez par exemple la crise finan­cière. L’une de ses rai­sons — il y en a plu­sieurs, mais l’une d’entre elles — disons si le groupe Gold­man Sachs effec­tue une tran­sac­tion ris­quée, il — s’il fait atten­tion — couvre ses propres pertes poten­tielles. Il ne prend pas en compte le risque sys­té­mique, c’est-à-dire la pos­si­bi­li­té que tout le sys­tème s’ef­fondre si une de ses tran­sac­tions ris­quées tourne mal. Cela a failli se pro­duire avec l’im­mense com­pa­gnie d’as­su­rance AIG. Elle s’est trou­vée impli­quée dans des tran­sac­tions ris­quées qu’elle ne pou­vait pas cou­vrir. Le sys­tème entier était vrai­ment sur le point de s’ef­fon­drer, mais bien sûr le pou­voir éta­tique est venu à sa res­cousse. La tâche de l’é­tat consiste à secou­rir les riches et les puis­sants et à les pro­té­ger, peu importe si cela viole les prin­cipes de mar­ché, on se fiche pas mal des prin­cipes de mar­ché. Les prin­cipes de mar­ché sont essen­tiel­le­ment des­ti­nés aux pauvres. Mais le risque sys­té­mique est une exter­na­li­té qui n’est pas prise en consi­dé­ra­tion, ce qui met­trait à mal le sys­tème de façon répé­ti­tive, s’il n’y a pas eu inter­ven­tion de la puis­sance éta­tique. Eh bien, il en existe une autre, bien plus impor­tante — c’est la des­truc­tion de l’en­vi­ron­ne­ment. La des­truc­tion de l’en­vi­ron­ne­ment est une exter­na­li­té : dans les inter­ac­tions de mar­ché, vous n’y prê­tez pas atten­tion. Pre­nez par exemple les sables bitu­meux, vous ne tenez tout sim­ple­ment pas compte du fait que vos petits-enfants pour­raient ne pas y sur­vivre — ça c’est une exter­na­li­té. Et dans le cal­cul moral du capi­ta­lisme, de plus grands pro­fits dans le quart d’heure qui suit ont davan­tage de poids que le des­tin de vos petits-enfants — et bien sûr il ne s’a­git pas de vos petits-enfants mais de ceux de tout le monde.

Main­te­nant, les socié­tés colo­niales sont par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­santes à cet égard où elles abritent un conflit. Elles dif­fèrent de la plu­part des formes d’im­pé­ria­lisme. Dans le cas de l’im­pé­ria­lisme tra­di­tion­nel, par exemple les bri­tan­niques en Inde, des bureau­crates, des admi­nis­tra­teurs, des corps d’of­fi­ciers, et ain­si de suite ont été envoyés sur place, mais le pays était diri­gé par des Indiens. Dans les socié­tés colo­niales, les choses sont dif­fé­rentes : on éli­mine les popu­la­tions indi­gènes. Lisez par exemple George Washing­ton, une figure majeure de la socié­té colo­niale dans laquelle nous vivons. De son point de vue, et selon ses propres mots, il fal­lait « extraire » les iro­quois. Ils sont sur notre che­min. C’é­tait une civi­li­sa­tion avan­cée. En fait, ils ont four­ni quelques-unes des bases du sys­tème consti­tu­tion­nel amé­ri­cain, mais comme ils gênaient, on devait les « extraire ». Tho­mas Jef­fer­son, une autre grande figure, a dit, et bien, nous n’a­vons pas d’autre choix que celui d’ex­ter­mi­ner les popu­la­tions indi­gènes, à savoir les Indiens. Parce qu’ils nous attaquent. Pour­quoi nous attaquent-ils ? Parce que nous leur pre­nons tout. Mais puisque nous leur pre­nons leur terre et leurs res­sources et qu’ils se défendent, nous devons les exter­mi­ner. Et c’est exac­te­ment ce qui s’est pro­duit : dans presque tout le ter­ri­toire des États-Unis, une exter­mi­na­tion colos­sale a eu lieu. Il reste quelques rési­dus mais vivants dans des condi­tions épou­van­tables. Même chose pour l’Aus­tra­lie. En Tas­ma­nie, exter­mi­na­tion qua­si totale. Au Cana­da, ils n’ont pas tout à fait réus­si. Il reste quelques rési­dus de ce qu’on appelle les Pre­mières Nations, en péri­phé­rie. Voi­là donc en quoi consistent les socié­tés colo­niales. Il sub­siste quelques élé­ments de la popu­la­tion indi­gène, et un des traits mar­quants de la socié­té contem­po­raine est que, à tra­vers le globe, au Cana­da, en Amé­rique Latine, en Aus­tra­lie, en Inde, dans le monde entier, les socié­tés indi­gènes — ce que nous appe­lons tri­bus ou abo­ri­gènes ou n’im­porte quoi d’autre — ce sont elles qui sont en train d’es­sayer d’empêcher la course à la des­truc­tion. Par­tout, ce sont eux qui mènent l’op­po­si­tion à la des­truc­tion de l’en­vi­ron­ne­ment. Dans des pays com­por­tant une popu­la­tion indi­gène sub­stan­tielle, comme par exemple l’Équateur et la Boli­vie, ils ont adop­té des lois, voire des clauses consti­tu­tion­nelles, exi­geant des droits pour la nature, ce qui est en quelque sorte tour­né en déri­sion pays riches et puis­sants mais ce qui repré­sente un espoir pour la sur­vie de la planète.

L’Équateur, par exemple, a offert à l’Eu­rope — il pos­sède une bonne réserve de pétrole — de lais­ser le pétrole dans le sol, où il devrait se trou­ver, à perte pour eux, une énorme perte en termes de déve­lop­pe­ment. La requête était que les euro­péens leur four­nissent une frac­tion — un paie­ment — de cette perte — une petite frac­tion — mais les euro­péens ont refu­sé. Ils sont donc main­te­nant en train d’ex­ploi­ter le pétrole. Et si vous allez au sud de la Colom­bie, vous tom­be­rez sur un peuple indi­gène, des cam­pe­si­nos, des afro-amé­ri­cains lut­tant contre l’ex­ploi­ta­tion des mines d’or qui repré­sente une hor­rible des­truc­tion. Même situa­tion en Aus­tra­lie, contre les mines d’u­ra­nium, etc… Dans le même temps, ce sont les socié­tés colo­niales, qui sont les plus avan­cées et les plus riches, qui tendent réso­lu­ment vers la des­truc­tion de l’en­vi­ron­ne­ment. Donc vous lisez un dis­cours, d’O­ba­ma par exemple, à Cushing, dans l’Ok­la­ho­ma, une sorte de centre où sont regrou­pées et sto­ckées les éner­gies fos­siles qui y affluent puis sont dis­tri­buées. C’é­tait un public de pro-com­bus­tibles fos­siles. Sous une pluie d’ap­plau­dis­se­ments, il a décla­ré qu’au cours de son man­dat, on avait extrait davan­tage de pétrole que pen­dant les man­dats pré­cé­dents — pour de nom­breuses années. Il a affir­mé que le nombre de pipe­lines était tel, à tra­vers le pays, que par­tout où vous alliez, vous pou­viez tom­ber des­sus. Nous allons béné­fi­cier de 100 ans d’in­dé­pen­dance éner­gé­tique. Nous serons l’A­ra­bie Saou­dite du 21e siècle — en bref nous ouvri­rons la voie au désastre. Pen­dant ce temps, ce qui sub­siste des socié­tés indi­gènes tente d’empêcher la course au désastre. Donc, à cet égard, les socié­tés colo­niales illus­trent de manière frap­pante la puis­sance des­truc­trice mas­sive de l’im­pé­ria­lisme euro­péen, ce qui bien enten­du nous inclut nous et l’Aus­tra­lie etc… Et il y aus­si — je ne sais pas si on peut appe­ler cela de l’i­ro­nie — cet étrange phé­no­mène qui oppose des élé­ments de la socié­té glo­bale, soi-disant les plus évo­lués, les plus édu­qués, les plus riches essayant de nous détruire tous, et des peuples soi-disant « arrié­rés », pré-tech­no­lo­giques, qui demeurent en péri­phé­rie, essayant de frei­ner la course vers le désastre. Si un extra-ter­restre nous obser­vait, il pen­se­rait que nous sommes fous à lier. En fait, c’est vrai­ment le cas. Mais cette folie se rap­porte à la struc­ture ins­ti­tu­tion­nelle de base des DCRE. C’est ain­si que cela fonc­tionne. C’est inté­gré dans les ins­ti­tu­tions. C’est une des rai­sons pour les­quelles le chan­ge­ment va s’a­vé­rer très difficile.

Javier SETHNESS pour TRUTHOUT : Dans Guerre Nucléaire et Catas­trophe Envi­ron­ne­men­tale (2013), vous sti­pu­lez que la socié­té glo­bale doit être réor­ga­ni­sée de manière à ce que « la pro­tec­tion des ‘com­mu­naux’ (les biens qui nous sont com­muns à tous), devienne une prio­ri­té majeure, comme ce fut sou­vent le cas dans les socié­tés tra­di­tion­nelles. » (1) Vous par­ve­nez à des conclu­sions iden­tiques dans un essai datant de l’é­té der­nier dans lequel vous met­tez en avant l’im­por­tance des efforts néces­saires à la défense du parc Gezi à Istan­bul, que vous consi­dé­rez comme fai­sant par­tie d’une « lutte dans laquelle nous devons tous prendre part, avec dévoue­ment et réso­lu­tion, si on veut espé­rer une sur­vie décente de l’es­pèce humaine dans un monde sans fron­tières. » Com­ment voyez-vous la pos­si­bi­li­té d’une trans­for­ma­tion sociale totale et la délé­ga­tion du pou­voir dans un proche ave­nir — à tra­vers l’é­mer­gence et la repro­duc­tion durable d’or­ga­ni­sa­tions de tra­vailleurs et de com­mu­nau­tés, comme dans le modèle éco­no­mique par­ti­ci­pa­tif (pare­con), par exemple ?

NOAM CHOMSKY : C’est une pro­po­si­tion bien étu­diée et détaillée pour une forme de contrôle démo­cra­tique des ins­ti­tu­tions popu­laires — sociales, éco­no­miques, poli­tiques et autres. Et c’est par­ti­cu­liè­re­ment bien étu­dié, détaillé de manière exhaus­tive. Que ce soit de la bonne manière ou pas, c’est encore un peu tôt pour le dire. J’ai le sen­ti­ment qu’un mini­mum d’ex­pé­riences doivent être menées pour voir com­ment les socié­tés peuvent et devraient fonc­tion­ner. Je reste scep­tique sur les pos­si­bi­li­tés d’en faire une ébauche détaillée à l’a­vance. Mais il est clair que cela doit être pris au sérieux au même titre que les autres pro­po­si­tions. Mais, une chose, en par­ti­cu­lier, me semble un pré­re­quis indis­pen­sable à toute vie rai­son­nable, en plus de l’en­vi­ron­ne­ment — il s’a­git de la manière dont une socié­té est cen­sée tra­vailler, avec des gens en posi­tion de prendre des déci­sions concer­nant les sujets qui leur importent. Mais c’est aus­si un mini­mum pour sur­vivre au point où en sont les choses. J’en­tends par là que l’es­pèce humaine a atteint un point unique dans son his­toire — il suf­fit d’ob­ser­ver la des­truc­tion des espèces, oubliez l’es­pèce humaine. La des­truc­tion des espèces se pro­duit au même taux qu’il y a 65 mil­lions d’an­nées, quand un asté­roïde a frap­pé la pla­nète et anéan­tit les dino­saures et un nombre consi­dé­rable d’es­pèces — des­truc­tion mas­sive d’es­pèces. C’est exac­te­ment ce qui est en train de se repro­duire en ce moment, et les humains sont l’as­té­roïde. Et nous sommes sur la liste, pas loin.

Javier SETHNESS pour TRUTHOUT : Dans un dis­cours réédi­té il y a plus de 20 ans dans le film « La fabrique du consen­te­ment », vous décri­vez l’hé­gé­mo­nie de l’i­déo­lo­gie capi­ta­liste comme rédui­sant le monde du vivant de la pla­nète Terre d’une « res­source infi­nie » en « une pou­belle infi­nie ». Vous aviez déjà iden­ti­fié à l’é­poque la ten­dance capi­ta­liste à la des­truc­tion totale : vous par­lez de la trame d’an­nu­la­tion de la des­ti­née humaine si la folie du capi­ta­lisme n’est pas jugu­lée d’i­ci-là, de la pos­sible « phase ter­mi­nale de l’exis­tence humaine ». Le titre et les idées de « Domi­ner le Monde ou sau­ver la Pla­nète » (2003) est dans la conti­nui­té et dans « Hopes and pros­pects » (2010), vous décla­rez que la menace qui pèse sur les chances de sur­vie décentes est un fac­teur externe majeur pro­duit encore une fois par la DCRE. Dans quelle mesure pen­sez-vous qu’une résur­gence de mou­ve­ments anar­chistes inter­na­tio­naux pour­rait répondre de manière posi­tive à des ten­dances si alarmantes ?

NOAM CHOMSKY : Selon moi, l’a­nar­chisme est la forme de pen­sée poli­tique la plus évo­luée. Comme je l’ai dit, l’a­nar­chisme tire des Lumières ses meilleurs idéaux ; les prin­ci­pales contri­bu­tions du libé­ra­lisme clas­sique les portent en avant. Pare­con, que vous men­tion­nez, en est une illus­tra­tion — ils ne se qua­li­fient pas d’a­nar­chistes — mais il y en a d’autres comme eux. Donc, je pense qu’une résur­gence de mou­ve­ment anar­chiste, ce qui serait le sum­mum de l’in­tel­lect de la civi­li­sa­tion humaine, devrait se joindre aux socié­tés indi­gènes du monde afin qu’ils n’aient pas à por­ter seuls le poids du sau­ve­tage de l’hu­ma­ni­té de sa propre folie. Cela devrait se pro­duire au sein des socié­tés les plus riches et puis­santes. C’est une sorte de truisme moral, plus vous avez de pri­vi­lèges, plus grande votre res­pon­sa­bi­li­té. C’est élé­men­taire dans tout domaine : vous avez des pri­vi­lèges, donc des oppor­tu­ni­tés, donc des choix à faire, donc des res­pon­sa­bi­li­tés. Dans les socié­tés riches, puis­santes et pri­vi­lé­giées comme la nôtre — nous sommes tous des pri­vi­lé­giés ici — nous avons la res­pon­sa­bi­li­té d’être les pre­miers à ten­ter de pré­ve­nir les désastres que nos propres ins­ti­tu­tions sociales sont en train de créer. C’est odieux d’exi­ger, ou sim­ple­ment d’ob­ser­ver les plus pauvres, les plus oppri­més du monde ten­ter de sau­ver l’es­pèce humaine et d’in­nom­brables autres espèces de la des­truc­tion. Nous devons nous joindre à eux. Tel est le rôle d’un mou­ve­ment anarchiste. […] 

Et aus­si, cet excellent discours :


Tra­duc­tion : Nico­las Casaux, Hélé­na Delaunay

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  1. Juste pour info on ne dit pas un cœur en défi­bril­la­tion mais un cœur en fibril­la­tion. La fibril­la­tion auri­cu­laire ou la fibril­la­tion ven­tri­cu­laire sont des ano­ma­lies du rythme car­diaque qui peuvent être trai­tées par un défibrillateur

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