Le désastre de la civilisation et de la technologie (verte ou non) : l’exemple des Tokelau (par Nicolas Casaux)

Comment le « progrès » (aussi appelé « civilisation »), sous la forme, entre autres, du déploiement des énergies dites « renouvelables » (ou « vertes »), détruit les communautés humaines et le monde naturel / Pourquoi la société hautement technologique, verte et démocratique fantasmée par beaucoup n’existe pas

À travers l’exemple de l’archipel des Tokelau

Si l’é­co­lo­gie est aujourd’­hui essen­tiel­le­ment asso­ciée au déve­lop­pe­ment des éner­gies dites « renou­ve­lables », c’est en grande par­tie à cause des médias de masse qui, à l’ins­tar de l’é­cole, condi­tionnent l’o­pi­nion publique sur ce sujet comme sur d’autres. Depuis des décen­nies, les­dits médias pro­pagent une image, une vision de ce qu’est l’é­co­lo­gie cali­brée et for­ma­tée afin de garan­tir la per­pé­tua­tion de la civi­li­sa­tion tech­no-indus­trielle. Une image com­pa­tible avec l’in­dus­tria­lisme, le capi­ta­lisme, la per­pé­tua­tion de la domi­na­tion éta­tique, avec le main­tien des struc­tures poli­tiques et éco­no­miques actuelles, une image qui sied aux diri­geants éta­tiques — qui contrôlent les médias de masse dits « de ser­vice public » — comme aux magnats des nom­breuses indus­tries qui consti­tuent la civi­li­sa­tion indus­trielle — qui contrôlent lar­ge­ment le reste des médias de masse, qui leur appar­tiennent, et qui financent, via leurs fon­da­tions ou leurs fonds pri­vés, les prin­ci­pales asso­cia­tions que le grand public asso­cie à l’é­co­lo­gie (le WWF, 350.org, etc.) ain­si que les prin­ci­pales célé­bri­tés asso­ciées à l’é­co­lo­gie (comme Yann Arthus-Ber­trand et Nico­las Hulot, qui sont, ou ont été, finan­cés par Bouygues, Total, EDF, etc.). Ain­si le déploie­ment des éner­gies dites « renou­ve­lables » (ou vertes, ou propres), en vue de rem­pla­cer les éner­gies fos­siles, se retrouve-t-il épin­glé comme la prin­ci­pale reven­di­ca­tion écologiste.

Au tra­vers de la pro­mo­tion de ces éner­gies dites « vertes » et des tech­no­lo­gies dites « vertes » en géné­ral, est véhi­cu­lée l’i­dée selon laquelle la civi­li­sa­tion tech­no-indus­trielle pour­rait deve­nir éco­lo­gique, sou­te­nable, res­pec­tueuse du monde natu­rel. Idée asso­ciée, à gauche, chez les plus auda­cieux, qui osent expri­mer cette évi­dence que nous ne vivons pas vrai­ment en démo­cra­tie, à l’i­dée selon laquelle elle pour­rait éga­le­ment deve­nir véri­ta­ble­ment (ou davan­tage) démocratique.

Afin d’illus­trer le non-sens, l’absurdité d’une telle idée, de ce qu’ils pré­sentent comme une solu­tion aux pro­blèmes de notre temps, je com­men­te­rai ici le déploie­ment d’une des tech­no­lo­gies soi-disant « renou­ve­lables » en m’in­té­res­sant à un petit archi­pel du Paci­fique Sud : l’archipel des Toke­lau, et en me basant, en par­tie, sur un docu­men­taire com­man­dé par la chaîne alle­mande SWR et dif­fu­sé en 2015 sur Arte, inti­tu­lé Le para­dis solaire des Toke­lau. Docu­men­taire mani­fes­te­ment pro­duit afin de pro­mou­voir l’i­dée selon laquelle l’im­plan­ta­tion de tech­no­lo­gies de pro­duc­tion d’éner­gie dite « verte » sur les îles des Toke­lau, « deve­nues pion­nières en matière d’éner­gies renou­ve­lables », consti­tue un fabu­leux pro­grès, une réus­site : l’ar­chi­pel incar­ne­rait en quelque sorte le magni­fique futur 100% éco­lo­gique qui nous attend tous.

À mi-che­min entre Hawaï et la Nou­velle-Zélande, et sur une éten­due de 170 km, trois petits atolls poly­né­siens, Fakao­fo (2,6 km²), Nuku­no­nu (5,4 km²) et Ata­fu (2,2 km²), com­posent l’archipel des Toke­lau. 1400 habi­tants y vivent sur envi­ron 10 kilo­mètres carrés.

L’É­tat de Toke­lau fait par­tie inté­grante de la Nou­velle-Zélande, tout en étant doté d’un sta­tut par­ti­cu­lier et d’un sys­tème juri­dique auto­nome. C’est un « ter­ri­toire asso­cié à la Nouvelle-Zélande ».

Les insu­laires sont aujourd’­hui de confes­sion chré­tienne, mais le chris­tia­nisme n’est évi­dem­ment pas leur reli­gion ori­gi­nelle : il y a été intro­duit en 1850 par des mis­sion­naires catho­liques et pro­tes­tants (de la Lon­don Mis­sio­na­ry Socie­ty, experte en la matière). Ain­si qu’on l’ap­prend dans le docu­men­taire dif­fu­sé sur Arte :

« Les pre­miers mis­sion­naires catho­liques sont arri­vés ici il y a 150 ans, depuis, Nuku­no­nu est presque à 100% catho­lique, contrai­re­ment aux deux autres atolls, où les pro­tes­tants ont été plus rapides. »

L’ar­chi­pel a donc subi le même sort que de nom­breux autres, et qu’une large par­tie du monde plus géné­ra­le­ment. Une colo­ni­sa­tion reli­gieuse, culturelle.

En outre, comme le note Chris­tine Pérez de l’Université de Poly­né­sie :

« au début de 1860 un dan­ger ter­rible menace de nou­veau les socié­tés encore bien fra­giles des îles et archi­pels du Paci­fique aus­tral. En effet, après que la décou­verte et l’é­van­gé­li­sa­tion aient pro­fon­dé­ment bou­le­ver­sé les tra­di­tions et les façons de vivre des Poly­né­siens et des Micro­né­siens, qui, aux dires des cir­cum­na­vi­ga­teurs de cette fin de siècle, ont per­du leur joie de vivre et sombrent dans l’al­coo­lisme et la pros­ti­tu­tion, voi­ci que se pré­pare, à par­tir du Pérou, une autre agres­sion encore plus ter­rible que les pré­cé­dentes : celle des “négriers” péru­viens, lar­ge­ment secon­dés par des aven­tu­riers venus de tous les coins du vieux conti­nent européen. »

Effec­ti­ve­ment, « en 1863, en l’es­pace d’un mois, quatre navires péru­viens kid­nap­pèrent presque tous les hommes valides des Toke­lau, soit près de la moi­tié de la popu­la­tion. Cent qua­rante hommes furent enle­vés sur l’île de Fakao­fo, 27 sur Ata­fu et 76 sur Nuku­no­nu. » (Source)

Le pas­sé pré-chré­tien des Toke­lau semble peu connu, ain­si que l’ex­plique Jacques Leclerc, lin­guiste et socio­lin­guiste de l’u­ni­ver­si­té de Laval :

« nous igno­rons l’his­toire ancienne des popu­la­tions de ce petit archi­pel du Paci­fique-Sud. Nous pou­vons pré­su­mer que la plu­part des habi­tants des îles des­cendent de colons poly­né­siens venus par canoë de Ton­ga, des Samoa et des Fiji, il y a envi­ron 1000 ans. Ces Poly­né­siens ont déve­lop­pé leur propre langue et leur culture. »

Nous savons cepen­dant que les habi­tants de cet archi­pel tiraient leur sub­sis­tance, entre autres, du pois­son, de la noix de coco, de la banane, du taro, de l’arbre à pain et de la papaye.

Le rap­port d’une expé­di­tion états-unienne de 1841 dans l’ar­chi­pel, publié dans le livre Migra­tion and Health in a Small Socie­ty : the Case of Toke­lau (en fran­çais : « Migra­tion et san­té dans une petite socié­té : le cas des Toke­lau »), en 1992, nous apprend que :

« les habi­tants qui y vivaient étaient beaux et en bonne san­té. Ils sem­blaient pros­pé­rer grâce à un “maigre régime” de pois­sons et de noix de coco, puisqu’aucune trace d’agriculture n’y était visible. Les gens des deux sexes étaient tatoués avec des formes géo­mé­triques repré­sen­tant des tor­tues et des pois­sons. Les nom­breux rap­ports et jour­naux de l’expédition donnent l’impression d’un peuple admi­rable, aimable (quoique pru­dent), pai­sible, ordon­né et ingénieux. »

On y apprend éga­le­ment qu’après

« l’adoption par les habi­tants des Toke­lau d’un régime ali­men­taire plus occi­den­tal, la qua­li­té de leur den­ti­tion décli­na de manière dra­ma­tique. La nour­ri­ture riche en fibre, les noix de coco et le fruit à pain furent gra­duel­le­ment rem­pla­cés par le sucre raf­fi­né et la farine blanche. En résul­tat, dans la caté­go­rie des 15–19 ans, l’incidence des caries den­taires fut mul­ti­plié par 8 (de 0–1 dent à 8 dents), tan­dis qu’elle qua­dru­plait dans la caté­go­rie des 35–44 ans (de 4 dents à 17 dents), et ce, en à peine 35 ans. »

Le pas­sage au régime ali­men­taire occi­den­tal engen­dra éga­le­ment un net phé­no­mène de prise de poids chez les habi­tants de l’archipel.

Contrai­re­ment à ce qu’a écrit le lin­guiste Jacques Leclerc  sur son site, à savoir que « l’a­ve­nir de cette socié­té est pour le moment rela­ti­ve­ment assu­ré, tant et aus­si long­temps qu’elle res­te­ra à l’é­cart du monde moderne », les pro­blèmes, pour les Toke­lau, ont donc com­men­cé en 1765, lorsque le com­mo­dore bri­tan­nique John Byron a « décou­vert » cet archi­pel, jus­qu’a­lors incon­nu (des Blancs, des Occi­den­taux, des Civi­li­sés, de Ceux-qui-comptent, de Ceux-qui-font-l’Histoire).

En effet, si, aupa­ra­vant, la culture y était de type poly­né­sienne, elle com­men­ça à chan­ger radi­ca­le­ment dès l’ar­ri­vée des mis­sion­naires chré­tiens, sous l’in­fluence de la culture (de la civi­li­sa­tion) qu’ils apportaient.

Avec le temps, la moder­ni­té tech­no­lo­gique com­men­ça à s’y impo­ser. Dou­ce­ment, cepen­dant — l’ar­chi­pel ne fut rac­cor­dé au réseau télé­pho­nique mon­dial qu’en 1994 — en rai­son de la situa­tion géo­gra­phique des îles, très iso­lées ; des géné­ra­teurs fonc­tion­nant au die­sel y furent ins­tal­lés au cours des der­nières décen­nies. Tant que l’ar­chi­pel était dépen­dant du pétrole impor­té des Samoa, à rai­son de 200 litres quo­ti­diens, le cou­rant n’é­tait dis­po­nible que quelques heures par jour.

vlcsnap-2016-06-27-13h59m13s704
Une cen­trale solaire ins­tal­lée sur une île de l’ar­chi­pel des Tokelau

Ce n’est plus le cas aujourd’­hui : le cou­rant y est désor­mais dis­po­nible 24h sur 24 depuis qu’une « cen­trale solaire » (en pho­to ci-des­sus) y a été ins­tal­lée en 2012 ; 4032 pan­neaux solaires, tota­li­sant une puis­sance d’1 MW, ont en effet été impor­tés sur l’ar­chi­pel par l’entreprise néo-zélan­daise Powers­mart Solar en col­la­bo­ra­tion avec IT Power Australia :

« En second lieu 1344 bat­te­ries de 250 kg cha­cune, soit 336 tonnes au total, assistent le parc. […] Enfin, les géné­ra­teurs die­sel déjà en place ne vont pas être éli­mi­nés. Ils ser­vi­ront en appoint (back-up) les jours où la pro­duc­tion solaire est vrai­ment très faible [et lors des jour­nées de main­te­nance de la cen­trale solaire, NdA]. […] Au final, plus de 95% de l’électricité consom­mée dans les 3 atolls sera solaire, et moins de 5% sera d’origine fos­sile ou biomasse. »

Réca­pi­tu­lons. Un archi­pel du Paci­fique Sud où vivent quelques cen­taines de per­sonnes, qui sub­sistent très bien de façon tra­di­tion­nelle, de manière auto­nome, voit son quo­ti­dien bou­le­ver­sé par l’arrivée de mis­sion­naires chré­tiens puis, au fur et à mesure, par l’industrialisme que ces der­niers apportent et qui cham­boule inté­gra­le­ment leur mode de vie. Le repor­tage de la chaîne SWR affirme pour­tant que :

« Les Toke­lau sont ain­si deve­nues le pre­mier ter­ri­toire auto­nome grâce uni­que­ment à l’éner­gie solaire. »

L’au­to­no­mie peut se défi­nir par « la capa­ci­té de quel­qu’un à être auto­nome, à ne pas être dépen­dant d’au­trui » ; elle désigne le « carac­tère de quelque chose qui fonc­tionne ou évo­lue indé­pen­dam­ment d’autre chose » ; elle relève donc du fait de ne pas dépendre de. La perte de l’au­to­no­mie mène à la dépen­dance. Or le docu­men­taire d’Ul­li Weiss­bach affirme que ce « ter­ri­toire » [par quoi il faut entendre les êtres humains qui y vivent, et seule­ment eux, le ter­ri­toire, ce ne sont pas les arbres, les pois­sons, etc.] est deve­nu auto­nome depuis qu’il dépend [qu’ils dépendent, au quo­ti­dien] de la pro­duc­tion d’élec­tri­ci­té d’une cen­trale solaire, et de tout ce que celle-ci requiert : capi­ta­lisme mon­dia­li­sé, infra­struc­tures indus­trielles, exploi­ta­tion des res­sources pla­né­taires, extrac­tions minières, etc., en bref, une civi­li­sa­tion indus­trielle globalisée.

L’au­to­no­mie cor­res­pond éga­le­ment au « Fait de se gou­ver­ner par ses propres lois », au « Fait, pour une col­lec­ti­vi­té, de s’ad­mi­nis­trer elle-même ». Encore, une fois, il appa­rait clai­re­ment que les Toke­lauans étaient autre­fois auto­nomes : désor­mais qu’ils dépendent, comme nous autres, des lois du mar­ché, des lois du capi­ta­lisme mon­dia­li­sé, des lois conçues par et pour les tech­no­crates de l’U­nion Euro­péenne, des lois de l’OMC, de l’É­tat néo-zélan­dais, etc., leur auto­no­mie s’est évaporée.

Par­ler d’auto­no­mie est donc un non-sens (ou un men­songe, c’est selon).

Les habi­tants des Toke­lau, autre­fois auto­nomes avant que ne soit implanté/imposé chez eux le mode de vie indus­triel, capi­ta­liste, consu­mé­riste sont désor­mais entiè­re­ment dépen­dants (ils l’é­taient déjà en par­tie depuis l’ins­tal­la­tion sur l’ar­chi­pel de géné­ra­teurs au die­sel) de la pro­duc­tion d’électricité géné­rée par la cen­trale solaire construite sur leur archi­pel, des appa­reils qu’elle ali­mente, et de la civi­li­sa­tion indus­trielle mon­dia­li­sée qui pro­duit et livre le tout, pan­neaux solaires et autres appa­reils (bat­te­ries, câbles, télé­vi­seurs, etc.). Cette civi­li­sa­tion dont il devrait être évident qu’elle est pro­fon­dé­ment insou­te­nable, qu’elle consti­tue un désastre sans ave­nir, voué à rava­ger la pla­nète jus­qu’à s’au­to­dé­truire dans le pro­ces­sus. Dépendre d’une telle mons­truo­si­té, y par­ti­ci­per, est-ce bien souhaitable ?

Si, en effet, l’a­li­men­ta­tion des habi­tants des Toke­lau ne dépen­dait autre­fois que de leur envi­ron­ne­ment immé­diat, que des éco­sys­tèmes dans les­quels ils évo­luaient, elle dépend aujourd’hui de tout un tas de pro­duits impor­tés ils cui­saient aupa­ra­vant leurs plats dans des feuilles de bana­nier, aujourd’hui, pro­grès oblige, ils cuisent leurs plats dans des feuilles d’aluminium qui, elles, ne poussent pas dans les arbres ; ils importent éga­le­ment du riz, des sodas, de l’al­cool et bien d’autres choses encore. Ain­si que le docu­men­taire sur ce petit para­dis nous l’apprend :

« Désor­mais on ne peut plus se pas­ser du papier alu­mi­nium dans la cui­sine des mers du Sud ; autre­fois, on enrou­lait les ali­ments dans des feuilles de bana­nier. » (L’emphase est mienne, elle vise à faire res­sor­tir la pro­fonde auto­no­mie dont ils jouissent aujourd’hui).

vlcsnap-2016-06-27-13h53m05s025

Au pas­sage, sou­li­gnons cet autre for­mi­dable effet (assez com­mun) du progrès :

« Le délit le plus fré­quent est l’abus d’alcool chez les mineurs, ici l’âge légal pour en consom­mer est de 20 ans, mais en géné­ral, les jeunes com­mencent à boire dès 16 ans […] Au maga­sin du vil­lage, la bière est ration­née, il n’y a ni vin, ni alcool fort. »

Le numé­ro 251 du maga­zine New Inter­na­tio­na­list (un média à but non-lucra­tif, spé­cia­li­sé dans les droits humains, la poli­tique et la jus­tice sociale et envi­ron­ne­men­tale, qui existe depuis plus de 40 ans), en date de jan­vier 1994, nous apprend effec­ti­ve­ment que « l’alcoolisme est deve­nu com­mun sur l’archipel, ain­si que l’obésité ».

Si leur mode de vie ne repo­sait pas, aupa­ra­vant, sur l’u­ti­li­sa­tion de plas­tiques, s’il était épar­gné par ses pol­lu­tions, ce n’est plus le cas. De nom­breux objets en conte­nant, vête­ments, outils et usten­siles en tous genres, sont désor­mais régu­liè­re­ment impor­tés sur l’archipel.

Si leur mode de vie était aupa­ra­vant lié à la nature, s’il impli­quait de connaître ses secrets, ses voies, et s’il néces­si­tait des efforts phy­siques consé­quents, les choses ont bien chan­gé. Depuis que l’archipel pos­sède sa propre cen­trale solaire, tous les habi­tants pos­sèdent, dans leurs mai­sons, des télé­vi­sions à écrans plats, des smart­phones, des tablettes, des congé­la­teurs et ont accès à inter­net. Le docu­men­taire de Weiss­bach le rap­porte fièrement :

« Consé­quence : les gens regardent plus la télé­vi­sion, et pas seule­ment les enfants ; aupa­ra­vant les géné­ra­teurs étaient cou­pés le soir, à pré­sent, les postes res­tent allu­més presque tout le temps. »

Mer­veilleux.

vlcsnap-2016-06-27-14h05m09s623
Un poste de télé­vi­sion allu­mé dans une mai­son d’un habi­tant des Toke­lau. On remarque aus­si le modem, le télé­phone sans fil, etc., bref, l’at­ti­rail de l’Ho­mo Tech­no­lo­gi­cus et Connec­ti­tus moderne.

Depuis l’avènement de leur béné­dic­tion solaire, ils peuvent effec­ti­ve­ment com­man­der tout et n’importe quoi sur Ama­zon, comme le font les civi­li­sés ; se faire livrer des réfri­gé­ra­teurs, des congé­la­teurs, des machines à laver, et tous ces objets dont la fabri­ca­tion, l’u­ti­li­sa­tion et la main­te­nance par­ti­cipent allè­gre­ment à la pol­lu­tion de l’air, de l’eau et des sols de la pla­nète (comme tout ce qui dépend de l’in­dus­trie de l’extraction minière, de l’industrie chi­mique, de l’industrie du plas­tique, des trans­ports mon­dia­li­sés, eux-mêmes sources de pol­lu­tions colos­sales, etc.).

Comble du ridi­cule, le docu­men­taire d’Arte nous montre qu’ils pos­sèdent désor­mais des petites voi­tu­rettes de golf élec­triques pour se dépla­cer sur leurs îles minuscules.

Sou­li­gnons au pas­sage que toute cette auto­no­mie dépen­dance n’a pu se mettre en place qu’à l’aide des sub­ven­tions de l’État néo-zélan­dais, et que les habi­tants de l’ar­chi­pel doivent, en contre­par­tie, effec­tuer des tra­vaux d’intérêt col­lec­tif, comme « la construc­tion de route » (éco­lo­gie, bonsoir).

Plu­sieurs articles que nous avons publiés sur notre site exposent les rai­sons pour les­quelles les éner­gies soi-disant « renou­ve­lables » ne sont pas des solu­tions, mais de nou­veaux pro­blèmes. Ce repor­tage d’Arte l’illustre formidablement.

Les pan­neaux solaires ne poussent pas dans les arbres, pas plus que les feuilles d’aluminium. L’in­dus­trie de la construc­tion des pan­neaux solaires requiert de nom­breux maté­riaux lis­tés en avril 2016 par le site Resource Inves­tor, dont, entre autres : l’ar­se­nic (semi-conduc­teur), l’a­lu­mi­nium, le bore (semi-conduc­teur), le cad­mium (uti­li­sé dans cer­tains types de cel­lules pho­to­vol­taïques), le cuivre (câblage et cer­tains types de cel­lules pho­to­vol­taïques), le gal­lium, l’in­dium (uti­li­sé dans les cel­lules pho­to­vol­taïques), le mine­rai de fer (acier), le molyb­dène (cel­lules PV), le phos­phore, le sélé­nium, le sili­cium, l’argent, le tel­lure et le titane. Elle requiert éga­le­ment des terres rares, prin­ci­pa­le­ment extraites et trai­tées en Chine, où ces pro­ces­sus entrainent de nom­breuses dégra­da­tions envi­ron­ne­men­tales (à ce pro­pos, vous pou­vez lire cet article du Monde, inti­tu­lé « En Chine, les terres rares tuent des vil­lages ») ; les déchets des usines de trai­te­ment des terres rares pol­luent lacs et rivières, tuant la faune et la flore qui y vivent. Tout ceci (extrac­tions, trans­ports, assem­blages, etc.) consomme énor­mé­ment de com­bus­tibles fos­siles, par­ti­cipe à émettre quan­ti­té de gaz à effet de serre (GES) dans l’atmosphère, et requiert les struc­tures sociales coer­ci­tives des États modernes (de l’État en général).

L’in­dus­trie de la construc­tion des pan­neaux solaires a entraî­né une aug­men­ta­tion de 1057% (entre 1990 et 2015) des émis­sions de tri­fluo­rure d’a­zote (NF3), un gaz à effet de serre 17 200 fois plus puis­sant que le CO2, uti­li­sé dans la fabri­ca­tion des pan­neaux, aux USA (en Chine et dans les autres pays qui fabriquent les pan­neaux solaires, pas de don­nées dis­po­nibles, on n’ose pas ima­gi­ner l’augmentation).

vlcsnap-2016-06-27-14h00m01s037
Les bat­te­ries propres, vertes et renou­ve­lables pour sto­cker l’éner­gie propre, verte et renouvelable.

Afin de trans­for­mer le cou­rant conti­nu pro­duit par les pan­neaux solaires en cou­rant alter­na­tif pour l’usage domes­tique, « des cen­taines d’onduleurs, fabri­qués en Alle­magne » par l’entreprise Solar­World, ont éga­le­ment été ins­tal­lés, qui ont eux aus­si, comme les pan­neaux solaires, une durée de vie limi­tée, encore plus réduite, et doivent être chan­gés tous les 10 ans, envi­ron (avec le trans­port que cela induit, les extrac­tions des matières pre­mières néces­saires, les émis­sions de GES et la consom­ma­tion d’éner­gie du tout). L’in­dus­trie de la fabri­ca­tion des ondu­leurs, comme celle de la fabri­ca­tion des pan­neaux solaires, comme toutes les indus­tries des hautes tech­no­lo­gies, comme la grande majo­ri­té des indus­tries en géné­ral, est syno­nyme de mul­tiples dégra­da­tions, des­truc­tions et pol­lu­tions environnementales.

La cen­trale solaire des Toke­lau doit en outre être connec­tée à inter­net 24h/24 afin d’être sur­veillée, contrô­lée, et au besoin gérée. Une dépen­dance de plus. Un désastre indus­triel de plus. L’im­pact envi­ron­ne­men­tal du réseau inter­net (de tout ce qu’il implique en matière de pro­duc­tion d’éner­gie, de fabri­ca­tion d’in­fra­struc­tures, câbles au fond des mers et des océans, data cen­ters, etc.), est colos­sal, et croissant.

En outre, l’é­co­no­mie des Toke­lau repose désor­mais en bonne par­tie sur ce ten­ta­cu­laire com­plexe tech­no-indus­triel pla­né­taire que consti­tue l’in­ter­net, en rai­son, ain­si que nous le rap­porte un article de Fran­cein­fo, d’un

« par­te­na­riat entre le gou­ver­ne­ment de Toke­lau, l’opérateur télé­coms du pays Tele­tok et une socié­té pri­vée néer­lan­daise qui donne la socié­té Dot TK, gérée depuis Amster­dam. Depuis, l’ar­chi­pel a été connec­té au haut débit et a vu fleu­rir les cyber cafés. Toke­lau s’est ain­si créé une petite économie.

Si les noms de domaine sont gra­tuits (avec affi­chage publi­ci­taire), l’en­tre­prise pro­pose aus­si de les vendre à ceux qui vou­draient en deve­nir pro­prié­taires. Les recettes ain­si récol­tées repré­sentent 10% de son PIB. »

Sur les îles, « la créa­tion et la main­te­nance des noms de domaine […] sont tota­le­ment gra­tuites, avec l’af­fi­chage d’un petit ban­deau publi­ci­taire. L’ar­chi­pel compte ain­si 31 mil­lions de noms de domaines. »

Donc : pour leurs ondu­leurs, leurs pan­neaux solaires, inter­net, et tout ce qui consti­tue leur nou­veau mode de vie, les habi­tants des Toke­lau dépendent désor­mais de l’exis­tence de la civi­li­sa­tion tech­no-indus­trielle mon­dia­li­sée, sans laquelle ils ne sau­raient peut-être plus se nour­rir, se vêtir, s’a­bri­ter. Mais dans le lan­gage de SWR, d’Arte, des médias grand public, des pro­gres­sistes du monde entier, des éco­lo­gistes média­tiques, cette vaste dépen­dance (dont les impli­ca­tions sont colos­sales) s’ap­pelle auto­no­mie. Le docu­men­taire nous apprend d’ailleurs que :

« Quand le bateau ne passe pas, des pro­duits vitaux viennent à man­quer, comme les cannes à pêche, l’essence pour les hors-bords, le riz, sans oublier la bière des Samoa. » (L’emphase est encore mienne et vise encore à sou­li­gner la mer­veilleuse auto­no­mie dont dis­posent désor­mais les Tokelauans.)

Ce n’est pas tout. L’im­bé­ci­li­té du désastre en cours est plus pro­fonde encore. Les popu­la­tions de pois­sons des eaux bai­gnant l’ar­chi­pel sont en déclin « nous ne pre­nons plus autant de pois­sons qu’avant », explique un habi­tant. Avec l’ex­pan­sion de la civi­li­sa­tion indus­trielle et donc de la pêche indus­trielle (légale et illé­gale), les habi­tants des Toke­lau voient dis­pa­raître les pois­sons, ces créa­tures qui leur ont per­mis de vivre en par­faite auto­no­mie sur l’ar­chi­pel pen­dant des siècles. Un lien vital unis­sait les pois­sons et les Toke­lauans   contrai­re­ment à l’es­sence et à la bière, qui n’ont rien de vital, au contraire ; consi­dé­rer que l’es­sence est une res­source vitale, c’est bien la marque de la civi­li­sa­tion indus­trielle, qui ne s’ar­rê­te­ra pas avant d’a­voir extrait et brû­lé jus­qu’à la der­nière goutte de cette « res­source vitale ».

Si l’arrivée des mis­sion­naires chré­tiens consti­tue le début du pro­ces­sus qui allait rendre la popu­la­tion de l’archipel dépen­dante du fonc­tion­ne­ment d’une tech­no-éco­no­mie mon­dia­li­sée fon­da­men­ta­le­ment pol­luante et des­truc­trice, les géné­ra­teurs au fuel, la cen­trale solaire et l’in­té­gra­tion des Toke­lau à un réseau de trans­port mari­time de mar­chan­dises indus­trielles consti­tuent son achèvement.

Le mode de vie tra­di­tion­nel des habi­tants de l’île uni­que­ment basé sur la nature du ter­ri­toire éco­lo­gique au sein duquel ils évo­luaient, sur leurs propres savoir-faire a été pha­go­cy­té et rem­pla­cé par une dépen­dance à une orga­ni­sa­tion socio­tech­nique mon­dia­li­sée auto­ri­taire. En effet, encore une fois, si la vie des Toke­lauans pré­co­lo­ni­sa­tion ne dépen­daient que d’eux-mêmes, s’ils contrô­laient eux-mêmes tous les aspects de leur exis­tence la pro­ve­nance de leur ali­men­ta­tion, leur habi­tat, bref leur entière sub­sis­tance , ils dépendent aujourd’­hui des infra­struc­tures de la civi­li­sa­tion indus­trielle, ne savent plus cui­si­ner sans élec­tri­ci­té, sans pro­duits comme les feuilles d’a­lu­mi­nium, sans outils modernes, se nour­rissent de pro­duits impor­tés, vivent dans des bâti­ments construits à l’aide de machines indus­trielles, et ain­si de suite. S’ils recou­raient autre­fois uni­que­ment à l’u­ti­li­sa­tion de tech­niques démo­cra­tiques, les voi­là dépen­dants de tech­niques auto­ri­taires (voir la dis­tinc­tion de Lewis Mum­ford entre tech­niques auto­ri­taires et tech­niques démo­cra­tiques).

C’est-à-dire qu’ils dépendent désor­mais entiè­re­ment comme nous tous qui vivons au sein de la civi­li­sa­tion indus­trielle de machines, d’ou­tils et de pro­duits dont ils ne contrôlent ni la concep­tion, ni la fabri­ca­tion, ni le trans­port, ni la main­te­nance et qui sont, en termes éco­lo­giques, autant de nui­sances pour la planète.

Comble du comble, la plus cru­ciale de leurs res­sources, celle qui leur a véri­ta­ble­ment per­mis de vivre de manière auto­nome sur cet archi­pel et ce, pen­dant des siècles —, le pois­son, décline. Pour­rait-on faire plus stu­pide ? Oui. Tout à fait. Car la civi­li­sa­tion indus­trielle et son éco­no­mie mon­dia­li­sée vont, très pro­ba­ble­ment au cours de ce siècle, entraî­ner une élé­va­tion du niveau des océans qui sub­mer­ge­ra tota­le­ment l’ar­chi­pel des Toke­lau (ils ont déjà construits plu­sieurs digues pour se pro­té­ger des inon­da­tions et des raz-de-marée, de plus en plus fréquents).

Résu­mons : une popu­la­tion qui vivait autre­fois prin­ci­pa­le­ment de la pêche et de la cueillette, qui était en très bonne san­té, qui dépen­dait uni­que­ment de ce que lui pro­di­guaient les com­mu­nau­tés natu­relles (ou éco­sys­tèmes) au sein des­quelles elle évo­luait, qui se pas­sait très bien du plas­tique, des télé­vi­sions, des smart­phones, d’internet, des feuilles d’aluminium, des congé­la­teurs, du coca-cola, des bières et des voi­tu­rettes de golf, a vu sa san­té et son bien-être décli­ner au fur et à mesure qu’elle était ren­due dépen­dante de toutes ces choses. Et cette catas­trophe est pré­sen­tée, dans les médias domi­nants, comme un « pro­grès ». Et cette ultra-dépen­dance est appe­lée « auto­no­mie » par les pro­gres­sistes du monde entier. Et la civi­li­sa­tion tech­no-indus­trielle mon­dia­li­sée dont ils sont désor­mais dépen­dants exter­mine les pois­sons qui leur per­met­taient autre­fois de vivre en par­faite et véri­table auto­no­mie. Et cette même civi­li­sa­tion va éga­le­ment englou­tir leur archi­pel sous les eaux, et conti­nuer de rava­ger le monde natu­rel jus­qu’à étouf­fer la pla­nète sous ses déchets et s’au­to­dé­truire dans le processus.

Note de fin : L’ac­tua­li­té de ce petit archi­pel nous dévoile (ou nous rap­pelle) l’ob­jec­tif du déve­lop­pe­ment par les États et les cor­po­ra­tions des éner­gies soi-disant « vertes », qui était déjà l’ob­jec­tif du déploie­ment du réseau élec­trique basé sur les com­bus­tibles fos­siles (aux­quels les « renou­ve­lables » viennent sim­ple­ment s’a­jou­ter, cf. « Pour une his­toire déso­rien­tée de l’énergie » de Jean-Bap­tiste Fres­soz), et qui consiste fina­le­ment en un rac­cor­de­ment de tous puisque chaque être humain est un consom­ma­teur ou ouvrier poten­tiel et donc un pro­fit poten­tiel, ou sim­ple­ment un rouage de plus pour faire tour­ner la machine infer­nale du soi-disant Pro­grès à la socié­té de consom­ma­tion indus­trielle, à son mar­ché pla­né­taire qui se des­sine. Telle est la mis­sion civi­li­sa­trice.

Tout comme il était (et est) incon­ce­vable pour les Euro­péens des siècles pré­cé­dents (et pour cer­tains de notre temps) de ne pas cher­cher à appor­ter le chris­tia­nisme et la civi­li­sa­tion à tous les peuples d’une pla­nète que leur idéo­lo­gie les pous­sait à conqué­rir, il est incon­ce­vable pour tous ceux qui font actuel­le­ment par­tie d’une culture expan­sion­niste (et supré­ma­ciste), de ne pas encou­ra­ger son expan­sion ; ain­si parait-il impen­sable pour les humains indus­triels de ne pas cher­cher à inté­grer l’hu­ma­ni­té entière dans la socié­té de consom­ma­tion indus­trielle (ou pour les tech­no­crates de ne pas inté­grer l’hu­ma­ni­té entière à leur tech­no­cra­tie). Aucun endroit ne doit ni ne peut être lais­sé tran­quille. Peu importe les dégâts sociaux et envi­ron­ne­men­taux. Peu importe que de tout temps des indi­vi­dus et des peuples se soient bat­tus contre la colo­ni­sa­tion, contre l’oc­ci­den­ta­li­sa­tion du monde ; peu importe qu’ils aient été soit détruits soit assi­mi­lés de force par la marche auto­ri­taire du pro­grès ; peu importe que cer­tains soient encore là à se battre contre, comme l’af­firme Ati Qui­gua des Arhua­cos du ter­ri­toire que l’on nomme Colombie :

« Nous nous bat­tons pour ne pas avoir de routes et d’électricité — cette forme d’auto-destruction qui est appe­lée “déve­lop­pe­ment” c’est pré­ci­sé­ment ce que nous essayons d’éviter. »

Ceux qui défen­daient autre­fois la colo­ni­sa­tion van­taient tout le bien (le pro­grès !) que celle-ci appor­tait à des peuples consi­dé­rés comme à moi­tié ou plei­ne­ment bar­bares, grâce aux ins­ti­tu­tions qu’elle met­tait en place. Aujourd’­hui, la civi­li­sa­tion conti­nue et cherche à appor­ter (à impo­ser) l’élec­tri­ci­té et ses bien­faits à tous les peuples du monde, même les plus iso­lés ; on apporte l’élec­tri­ci­té comme on appor­tait l’é­van­gile : du fiat lux divin, nous sommes sim­ple­ment pas­sés à la lumière élec­trique (non moins divine). De l’illu­mi­na­tion reli­gieuse à la lumi­nes­cence d’une ampoule Phi­lips™. Et l’eth­no­cide suit son cours. Et l’é­co­cide aussi.

Que ce soit à tra­vers l’élec­tri­fi­ca­tion du monde, ou à tra­vers sa sco­la­ri­sa­tion, chaque jour qui passe, avec la mon­dia­li­sa­tion pro­gresse la stan­dar­di­sa­tion du monde, que décrit James C. Scott dans l’ex­trait qui suit, tiré de son livre Petit éloge de l’a­nar­chisme :

« L’essor du module poli­tique moderne et aujourd’hui hégé­mo­nique de l’État-nation a dépla­cé et ensuite écra­sé toute une série de formes poli­tiques ver­na­cu­laires : des bandes sans État, des tri­bus, des cités libres, des confé­dé­ra­tions de villes aux contours souples, des com­mu­nau­tés d’esclaves mar­rons et des empires. À leur place, désor­mais, se trouve par­tout un modèle ver­na­cu­laire unique : l’État-nation de l’Atlantique Nord, tel que codi­fié au XVIIème siècle et sub­sé­quem­ment dégui­sé en sys­tème uni­ver­sel. En pre­nant plu­sieurs cen­taines de mètres de recul et en ouvrant grand les yeux, il est éton­nant de consta­ter à quel point on trouve, par­tout dans le monde, pra­ti­que­ment le même ordre ins­ti­tu­tion­nel : un dra­peau natio­nal, un hymne natio­nal, des théâtres natio­naux, des orchestres natio­naux, des chefs d’État, un par­le­ment (réel ou fic­tif), une banque cen­trale, une liste de minis­tères, tous plus ou moins les mêmes et tous orga­ni­sés de la même façon, un appa­reil de sécu­ri­té, etc. Les empires colo­niaux et l’émulation « moder­niste » ont joué un rôle de pro­pa­gande pour ce modèle, mais son emprise n’est viable que dans la mesure où ces ins­ti­tu­tions sont des méca­nismes uni­ver­sels qui intègrent une uni­té poli­tique aux sys­tèmes inter­na­tio­naux éta­blis. Il y avait, jusqu’à 1989, deux pôles d’émulation. Dans le bloc socia­liste, on pou­vait pas­ser de la Tché­co­slo­va­quie au Mozam­bique, en pas­sant par Cuba, le Viet­nam, le Laos et la Mon­go­lie et obser­ver plus ou moins le même appa­reil cen­tral de pla­ni­fi­ca­tion, les mêmes fermes col­lec­tives et les mêmes plans quin­quen­naux. Depuis, à quelques excep­tions près, un seul et unique stan­dard s’est imposé. […] 

Aujourd’hui, au-delà de l’État-nation comme tel, les forces de la stan­dar­di­sa­tion sont repré­sen­tées par des orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales. L’objectif prin­ci­pal d’institutions comme la Banque mon­diale, le FMI, I’OMC, l’Unesco et même l’Unicef et la Cour inter­na­tio­nale est de pro­pa­ger par­tout dans le monde des stan­dards nor­ma­tifs (des « pra­tiques exem­plaires ») ori­gi­naires, encore une fois, des nations de l’Atlantique Nord. Le poids finan­cier de ces agences est tel que le fait de ne pas se confor­mer à leurs recom­man­da­tions entraîne des péna­li­tés consi­dé­rables qui prennent la forme d’annulations de prêts et de l’aide inter­na­tio­nale. Le char­mant euphé­misme « har­mo­ni­sa­tion » désigne main­te­nant ce pro­ces­sus d’alignement ins­ti­tu­tion­nel. Les socié­tés mul­ti­na­tio­nales jouent éga­le­ment un rôle déter­mi­nant dans ce pro­jet de stan­dar­di­sa­tion. Elles aus­si pros­pèrent dans des contextes cos­mo­po­lites fami­liers et homo­gé­néi­sés où l’ordre légal, la régle­men­ta­tion com­mer­ciale, le sys­tème moné­taire, etc. sont uni­formes. De plus, elles tra­vaillent constam­ment, par la vente de leurs pro­duits et ser­vices et par la publi­ci­té, à fabri­quer des consom­ma­teurs, dont les goûts et les besoins sont leur matière première. […] 

Le résul­tat est une sévère réduc­tion de la diver­si­té cultu­relle, poli­tique et éco­no­mique, c’est-à-dire une homo­gé­néi­sa­tion mas­sive des langues, des cultures, des sys­tèmes de pro­prié­té, des formes poli­tiques et, sur­tout, des sen­si­bi­li­tés et des mondes vécus qui leur per­mettent de perdurer.Il est main­te­nant pos­sible de se pro­je­ter avec angoisse au jour, dans un ave­nir rap­pro­ché, où l’homme d’affaires de l’Atlantique Nord, en sor­tant de l’avion, trou­ve­ra par­tout dans le monde un ordre ins­ti­tu­tion­nel (des lois, des codes de com­merce, des minis­tères, des sys­tèmes de cir­cu­la­tion, des formes de pro­prié­tés, des régimes fon­ciers, etc.) tout à fait fami­lier. Et pour­quoi pas ? Ces formes sont essen­tiel­le­ment les siennes. Seuls la cui­sine, la musique, les danses et les cos­tumes tra­di­tion­nels demeu­re­ront exo­tiques et folk­lo­riques… bien que com­plè­te­ment com­mer­cia­li­sés. »

***

La foca­li­sa­tion de la ques­tion éco­lo­gique sur la seule pro­blé­ma­tique de la pro­duc­tion éner­gé­tique per­met de dis­si­mu­ler l’ampleur de ce qui pose réel­le­ment pro­blème : à savoir que toutes les pro­duc­tions indus­trielles sont pol­luantes, que toutes sont toxiques, que toutes sont insou­te­nables (de l’industrie chi­mique, à l’industrie tex­tile, en pas­sant par les indus­tries agri­cole, auto­mo­bile, élec­tro-infor­ma­tique, du jouet, de l’armement, cos­mé­tique, etc.). Que toutes reposent sur une orga­ni­sa­tion sociale tech­no­cra­tique, auto­ri­taire, anti­dé­mo­cra­tique. Si l’é­co­lo­gie est aujourd’­hui asso­ciée au déploie­ment des « renou­ve­lables », c’est parce que cela arrange les indus­triels, les classes diri­geantes, le sys­tème dans son ensemble. En réa­li­té, le déve­lop­pe­ment de l’in­dus­trie des éner­gies dites « renou­ve­lables » ne sert qu’à pro­duire tou­jours plus d’élec­tri­ci­té et à étendre la socié­té tech­no-indus­trielle. Cette élec­tri­ci­té sert à faire fonc­tion­ner d’in­nom­brables appa­reils élec­tro-infor­ma­tiques dont les pro­duc­tions en masse, par la civi­li­sa­tion indus­trielle, sont autant de catas­trophes sociales et éco­lo­giques. Asso­cier cela à la pro­tec­tion de la pla­nète, à la défense du monde natu­rel (à ce que devrait être l’é­co­lo­gie), relève du contresens.

D’au­cuns pré­ten­dront que le déploie­ment des « renou­ve­lables » per­met une sorte de décrois­sance, ce qui est faux. Le déploie­ment des « renou­ve­lables » s’ef­fec­tue en paral­lèle du déploie­ment des indus­tries des com­bus­tibles fos­siles et du nucléaire. On construit actuel­le­ment des cen­trales solaires, des parcs éoliens, ET des cen­trales au char­bon, ET des cen­trales nucléaires, ET des bar­rages, ET des cen­trales au gaz (on assiste d’ailleurs actuel­le­ment au début de l’ex­ploi­ta­tion des hydrates de méthane) ET tou­jours plus de télé­phones por­tables, de télé­vi­sions, d’or­di­na­teurs, de voi­tures, de tablettes, etc. Bref, les soi-disant « renou­ve­lables » s’a­joutent sim­ple­ment à dif­fé­rents moyens de pro­duire de l’éner­gie pour ali­men­ter les appa­reils hau­te­ment nocifs d’une civi­li­sa­tion tech­no-mar­chande dont toutes les pro­duc­tions sont hau­te­ment nui­sibles pour la pla­nète. En outre, la mul­ti­pli­ca­tion de moindres maux n’a jamais consti­tué une dyna­mique positive.

D’au­cuns diront et croi­ront qu’il pour­rait en être autre­ment. Qu’une autre civi­li­sa­tion tech­no-indus­trielle est pos­sible, bio et/ou démo­cra­to-socia­liste. Comme s’il exis­tait des hautes tech­no­lo­gies réel­le­ment vertes. Comme s’il était pos­sible de conce­voir une socié­té hau­te­ment tech­no­lo­gique sans hié­rar­chies (sans d’im­por­tantes divi­sions et spé­cia­li­sa­tions du tra­vail, et tout ce que cela implique), sans classes sociales, sans inéga­li­tés, sans domi­na­tion. Les croyants conti­nue­ront de croire, même face à d’in­nom­brables évi­dences contraires (et peut-être même, d’au­tant plus face à d’in­nom­brables évi­dences contraires).

En atten­dant, tout empire.

Nico­las Casaux


Le docu­men­taire de SWR, « Le para­dis solaire des Toke­lau » :

Print Friendly, PDF & Email
Total
0
Partages
9 comments
  1. J’ap­prouve entiè­re­ment, mais en même temps, on ne peut nier que l’élec­tri­ci­té sim­pli­fie vache­ment la vie 🙂 j’ai vécu dans une île en Thaï­lande avec six heures d’élec­tri­ci­té par soirée/début de nuit, et lorsque le ven­ti­la­teur s’ar­rê­tait, c’é­tait l’en­fer qui commençait…

    1. Sim­pli­fie… D’une manière géné­rale ça a ten­dance à la com­plexi­fier infi­ni­ment, un appa­reil élec­trique en appelle un autre, ce n’est pas juste le ven­ti­la­teur, c’est le réfri­gé­ra­teur, le congé­la­teur, le four, etc. C’est du confort. Oui. Qui s’ob­tient au détri­ment de l’en­vi­ron­ne­ment et de savoir-faire ines­ti­mables, puisque la socié­té indus­trielle court à sa perte.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Articles connexes
Lire

« Avant le déluge » : la confirmation de la catastrophe & l’apologie des illusions vertes

Leonardo DiCaprio, star internationale, icône de mode et idole intergénérationnelle, vient de produire un documentaire ("Avant le déluge") mondialement relayé, sur le réchauffement climatique et ses conséquences pour la société industrielle, ses membres, et, accessoirement, pour la planète et ce qui reste de ses autres habitants. [...]
Lire

Christophe Colomb, les Indiens et le progrès de l’humanité (Howard Zinn)

FRAPPÉS D'ÉTONNEMENT, les Arawaks, femmes et hommes aux corps hâlés et nus abandonnèrent leurs villages pour se rendre sur le rivage, puis nagèrent jusqu'à cet étrange et imposant navire afin de mieux l'observer. Lorsque finalement Christophe Colomb et son équipage se rendirent à terre, avec leurs épées et leur drôle de parler, les Arawaks s'empressèrent de les accueillir en leur offrant eau, nourriture et présents. Colomb écrit plus tard dans son journal de bord: