Le texte suivant est une traduction d’une partie du chapitre « Déforestation » du livre de Derrick Jensen et George Draffan intitulé Strangely Like War : The Global Assault on Forests (en français : « Étrangement comme une guerre : l’assaut mondial contre les forêts ») publié en 2003. Le texte original, en anglais, est consultable à cette adresse.
« Cela ressemblait étrangement à une guerre. Ils attaquaient la forêt comme s’il s’agissait d’un ennemi à arracher des têtes de ponts, à repousser dans les collines, à mettre en lambeaux et à exterminer. Nombreux étaient les bûcherons qui pensaient non seulement fabriquer des poutres, mais également qu’ils libéraient la terre de l’emprise des arbres. »
— Murray Morgan, 1955
Le jour même où nous écrivions les dernières lignes de ce livre, des scientifiques déclaraient qu’encore une autre sous-espèce de tigres s’était éteinte dans la nature (il en subsiste encore quelques représentants en captivité, tellement déprimés qu’il faut les droguer au Viagra dans l’espoir de les faire se reproduire).
Éteinte. Quelle manière passive de l’exprimer, comme si nous ignorions toute cause, ne pouvions désigner aucune responsabilité. Comme si nous disions que les victimes d’un meurtre s’étaient éteintes ou que les victimes d’un incendie criminel avaient décidé de partir.
Le tigre de Chine australe rejoint ses cousins, le tigre de la Caspienne, le tigre de Bali et le tigre de Java, tous victimes de la déforestation, de la construction de routes et de l’anéantissement des forêts sous différents prétextes. Les autres tigres les rejoindront sans aucun doute bientôt.
Il importe peu aux tigres que les forêts soient coupées parce que Mao a décidé que « l’Homme doit conquérir la nature », ou parce que la Banque mondiale a décidé que « l’Homme doit développer les ressources naturelles ». Les forêts sont coupées, les tigres meurent.
Les forêts du monde sont en mauvaise santé. Environ trois quarts des forêts mondiales originelles ont été détruites, la plupart au cours du dernier siècle. La plupart de ce qui reste se trouve dans trois nations : la Russie, le Canada et le Brésil. Quatre-vingt-quinze pourcents des forêts originelles des États-Unis ont disparu.
Nous ne savons pas à quelle vitesse disparaissent les forêts restantes. Nous ne savons pas combien d’acres sont coupées chaque année aux États-Unis [ni dans le reste du monde, NDT], ni combien de celles-ci sont des forêts primaires. Nous avons des estimations et nous les donnerons dans le livre, mais la pauvreté des informations sur la déforestation, y compris sur son rythme actuel, en révèle plus qu’elle n’en cache : elle révèle à quel point la situation est désespérément hors de contrôle.
Le Service des Forêts et le Bureau de l’Aménagement Territorial des États-Unis vendent les arbres des forêts publiques — ce qui signifie qu’elles vous appartiennent — aux grandes sociétés forestières à des prix qui souvent ne couvrent même pas les coûts administratifs de préparation de la vente, encore moins les prix du marché. Par exemple, dans la forêt nationale du Tongass au sud-est de l’Alaska, des pruches, des épicéas et des cèdres vieux de 400 ans sont vendus à d’immenses corporations forestières pour moins que le prix d’un cheeseburger, et les contribuables ont payé également la construction des voies de déboisement. Le Service des Forêts des États-Unis perd chaque année des millions de dollars sur ses programmes de vente de bois. Autrement dit, si vous payez des impôts, vous payez pour déforester votre propre contrée.
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Seuls 5 pourcents des forêts natives subsistent encore sur le territoire continental des États-Unis. 710 000 kilomètres de routes forestières traversent les forêts nationales. (Le Service des Forêts parle de « seulement » 617 000 kilomètres, mais le Service des Forêts ment couramment, en gardant un double jeu de comptes — un ensemble privé dénombrant les aires de déboisements réelles, et un ensemble public montrant quelques-unes des mêmes surfaces comme forêts primaires — en essayant de tromper le public en labellisant des zones déforestées comme « prairies temporaires », en réduisant les coûts annoncés des voies de déboisement en les amortissant sur un millier d’années, et ainsi de suite). Cela fait plus de routes que n’en compte le réseau autoroutier, suffisamment pour aller 150 fois de Washington à San Francisco. Seul Dieu et les forêts elles-mêmes savent combien de kilomètres de voies fragmentent l’ensemble des forêts.
Les forêts de ce continent n’ont pas toujours été un patchwork de communautés naturelles déclinantes et de plus en plus isolées. Avant l’arrivée de notre culture, tout le long de la côte Est s’étendait une forêt, sans la moindre discontinuité, d’où le cliché selon lequel un écureuil aurait pu sauter d’arbre en arbre de l’Atlantique jusqu’au Mississippi sans avoir à toucher le sol. Aujourd’hui, il pourrait encore y parvenir, mais en marchant sur le bitume. Les ours polaires s’aventuraient aussi loin dans le sud que le golfe du Delaware, les martres étaient innombrables en Nouvelle Angleterre, les bisons des bois parcouraient la région, dans le ciel les déplacements des pigeons voyageurs formaient des volées si denses qu’elles obscurcissaient les cieux pendant des jours d’affilée, les courlis esquimaux faisaient de même, les rivières et les mers étaient tellement pleines de poissons qu’il suffisait de plonger un panier dans l’eau pour les attraper. Les marronniers américains couraient du Maine jusqu’en Floride si serrés sur les crêtes sèches des Appalaches centrales que quand leurs couronnes se remplissaient de fleurs d’un blanc crémeux, les montagnes paraissaient couvertes de neige. Avant l’implantation des Européens en Amérique — comprenez la conquête — on ne distinguait pas les zones de « forêts primaires » des zones de « forêts anciennes », parce que toutes les forêts étaient primaires, natives, qu’elles constituaient toutes des communautés anciennes prospères. Aussi difficile que cela soit à imaginer en ces temps d’extraordinaire appauvrissement écologique dans lesquels nous vivons, toutes ces images de fécondité proviennent de récits d‘un passé récent assez faciles à dénicher, pour peu qu’on les cherche.
Dans le monde entier, les forêts sont en état de siège. Une estimation indique que deux acres et demie de forêts sont coupées chaque seconde, l’équivalent de deux terrains de football. Soit cent cinquante acres chaque minute. Ce qui fait 214 000 acres par jour, une surface plus étendue que la ville de New York. Soixante-dix-huit millions d’acres (315 655 km²) sont déforestées chaque année : une surface plus grande que la Pologne.
Les raisons de cette déforestation internationale sont, comme nous le verrons dans ce livre, similaires à celles de la déforestation domestique. En effet, les responsables de la déforestation sont partout les mêmes gigantesques corporations, obéissant aux mêmes impératifs économiques, aux côtés des mêmes puissances politiques.
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Les apologistes de la déforestation arguent couramment que puisque les Indiens d’avant la conquête « géraient » parfois les forêts en allumant de petits feux pour améliorer l’habitat des cervidés et d’autres créatures, la « gestion » industrielle — la déforestation — est également acceptable. Mais l’argument est aussi faux et insatisfaisant qu’un trompe‑l’œil, et sert en réalité les mêmes objectifs : détourner notre attention de la déforestation. L’argument, malheureusement aussi commun que les « belles bordures » [en anglais : Beauty Strips, une expression qui désigne les rangées d’arbres, les bordures arborescentes, qui longent parfois les routes et autoroutes, et qui ne sont épaisses que de quelques dizaines de mètres, qui donnent l’impression que nous sommes entourés de forêts quand en réalité il ne s’agit que d’un maigre décor, NDT], revient à dire que parce qu’une personne à une fois coupé les ongles de son partenaire, nous aurions aussi le droit de couper ces doigts.
J’ai vu cet argument présenté encore aujourd’hui dans le journal Chronique de San Francisco, dans un article d’opinion signé William Weyde Keye, un ancien président de la Société des Forestiers Américains. Il écrit : « Les peuples indigènes géraient le territoire nord-américain, coupant les arbres et utilisant le feu pour entretenir des conditions forestières désirables. Il n’y a aucune raison pour que nous ne puissions égaler ou dépasser ce record de gestion. » Eh bien, en vérité, des raisons, il y en a. Les Indiens habitaient les espaces naturels, et se considéraient eux-mêmes comme faisant partie de cette terre ; ils ne constituaient pas une force d’occupation ni ne développaient une économie extractiviste. Ils ne participaient pas d’une économie et d’une culture qui placent l’argent avant la vie. Ils furent assez intelligents pour n’inventer ni la tronçonneuse, ni l’abatteuse-groupeuse (une gigantesque cisaille sur roues qui coupe les arbres en avançant et les empile), ni la déchiqueteuse à bois, ni l’usine de pâte à papier, ni une économie qui ignore tout ce qui n’est pas monnaie, ni les sociétés à responsabilité limitée. Ils n’exportaient pas des montagnes de bois outremer. Ils savaient que les arbres et les autres créatures non-humaines sont des êtres intelligents dignes de considération, et ne les considéraient ni comme des piles d’argent, ni comme des ressources à gérer, ni même comme des « ressources ». Leurs croyances spirituelles ne leur dictaient pas de « soumettre la Terre », pas plus que leur cosmologie n’était basée sur la notion absurde selon laquelle la réussite consiste à supplanter ses voisins humains et non-humains.
Et les Indiens ne soumettaient pas la Terre. Absolument rien dans l’histoire de notre culture ne suggère que nous puissions « égaler ou dépasser ce record de gestion ». Au contraire, d’après l’histoire de notre culture et nos pratiques actuelles, tout porte à croire que la déforestation continuera, quelle que soit la rhétorique de ceux qui la promeuvent, et que l’effondrement écologique que cela provoque engendrera notre chute comme celle de tant de civilisations précédentes.
Vous n’êtes pas obligés de nous croire, ni de croire les récits des premiers explorateurs qui ont décrit la richesse extraordinaire des forêts natives, ni, particulièrement, les menteurs généreusement payés de l’industrie forestière et du gouvernement. Parce que la vérité ne réside ni dans ce qu’ils disent, ni même dans ce que nous disons. La vérité réside dans la terre. Sortez de chez vous et arpentez vous-mêmes les zones déforestées. Frottez le sol desséché entre vos doigts. Parcourez les ruisseaux mourants, écoutez le silence dans les cieux (à l’exception du grincement des tronçonneuses et du rugissement distant des engins de déboisement). Marchez parmi les vieux arbres encore debout, parfois âgés de deux mille ans. Mettez vos mains sur leur écorce, sur leur peau. Goûtez la différence dans l’air. Sentez-la. Songez à la beauté de ce qui subsiste et de ce qui a été perdu, de ce qui nous a été arraché.
Quand vous aurez fini de pleurer, et si vous voulez en savoir plus sur ce qui arrive aux forêts — où nous en sommes, comment nous y sommes arrivés et où nous allons — lisez le reste de ce livre.
Derrick Jensen
Traduction : Eric Legrand
Edition et révision : Nicolas Casaux & Lola Bearzatto