Démocratie directe, violence et technologie : un entretien avec Francis Dupuis-Déri

Note de l’in­ter­vie­weur (Nico­las Casaux) : je me suis entre­te­nu, par mail, avec Fran­cis Dupuis-Déri (FDD, dans le texte ci-après), pro­fes­seur de science poli­tique à l’u­ni­ver­si­té du Qué­bec à Mont­réal, mili­tant et auteur de plu­sieurs excel­lents livres, que je vous recom­mande vive­ment. Voi­ci donc :

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1. Dans ton der­nier livre, La peur du peuple, tu pro­poses une démons­tra­tion assez convain­cante de la capa­ci­té des êtres humains à s’autogérer. Mais tu ne sembles pas abor­der, ou alors pour l’évacuer assez rapi­de­ment, la ques­tion de la limite, de l’échelle à laquelle cela pour­rait s’appliquer, la ques­tion de la taille (cf. le livre d’Olivier Rey, Une ques­tion de taille), éga­le­ment déve­lop­pée par Ivan Illich, Leo­pold Kohr, et d’autres : cette obser­va­tion selon laquelle au-delà d’une cer­taine limite, d’une cer­taine den­si­té de popu­la­tion, au-delà d’une cer­taine quan­ti­té d’individus, l’auto-organisation éga­li­taire n’est plus pos­sible. Il me semble que c’est un point cru­cial, cette recon­nais­sance de limites, et leur accep­ta­tion (il me semble que le libé­ra­lisme, et l’idéologie du pro­grès se carac­té­risent jus­te­ment par cette ten­dance à refu­ser voire à volon­tai­re­ment trans­gres­ser tout ce qui s’apparente à une limite). C’est-à-dire que je suis bien d’accord avec toi sur la pos­si­bi­li­té et l’importance pour les humains de s’organiser entre eux de manière éga­li­taire, sou­ve­raine, mais contrai­re­ment à ta récu­sa­tion (pour faire bref) de l’idée qu’il est impos­sible d’autogérer la socié­té indus­trielle telle qu’elle existe actuel­le­ment, avec ses hautes-tech­no­lo­gies, etc., je pense au contraire que c’est effec­ti­ve­ment impos­sible et de toute manière indé­si­rable (pour des ques­tions sociales et éco­lo­giques). Je pen­che­rais plu­tôt pour l’idée qu’il nous faut impé­ra­ti­ve­ment dis­soudre la socié­té indus­trielle en plus petites enti­tés jusqu’à par­ve­nir à des enti­tés à taille humaine, qu’on pour­rait alors auto­gé­rer, en quelque sorte. Qu’en penses-tu ?

FDD. Je vais répondre à ta ques­tion en deux temps, pre­miè­re­ment en expli­quant l’importance de rap­pe­ler les débats au sujet de l’autogestion et des conseils ouvriers, dans le cadre de la logique géné­rale du livre, puis en admet­tant ensuite que cet enjeu n’est peut-être pas si impor­tant en soi, indé­pen­dam­ment du livre…

L’objectif géné­ral que je pour­sui­vais dans La peur du peuple était de pré­sen­ter de manière syn­thé­tique les débats et les luttes poli­tiques entre celles et ceux qui défendent et pra­tiquent la démo­cra­tie directe (que je désigne comme des ago­ra­philes), et celles et ceux qui s’y opposent, soit les ago­ra­phobes qui entre­tiennent la haine, la peur ou le mépris à l’égard de la démo­cra­tie directe. Ma réflexion théo­rique s’appuie sur des exemples his­to­riques d’agoraphilie et de démo­cra­tie directe, entre autres chez les peuples autoch­tones de l’Amérique du Nord d’avant la colo­ni­sa­tion, des peuples d’Afrique comme les Igbos, des assem­blées d’habitantes et d’habitants dans les vil­lages du Moyen Âge (un court article vient de paraître à ce sujet : https://www.cairn.info/revue-tumultes-2017–2‑page-139.html). J’évoque aus­si des exemples contem­po­rains, comme les zapa­tistes, ain­si que le camp des femmes pour la paix de Green­ham Com­mon, Occu­py, Nuit debout, etc. Ces expé­riences sont celles de com­mu­nau­tés humaines plu­tôt limi­tées quant à leur taille — popu­la­tion et ter­ri­toire — et qui ont éva­cué la ques­tion du tra­vail sala­rié (mais pas néces­sai­re­ment de la divi­sion sexuelle du tra­vail, entre autres problèmes).

J’ai donc consi­dé­ré qu’il était impor­tant de reve­nir à l’expérience des conseils ouvriers (les fameux soviets) et aux débats à leur sujet, à la fois pour démon­trer que la démo­cra­tie directe peut aus­si s’incarner dans les grands ensembles de pro­duc­tion éco­no­mique, soit les usines exploi­tant le pro­lé­ta­riat mas­si­fié, mais aus­si et sur­tout pour rap­pe­ler que l’opposition entre l’agoraphilie et l’agoraphobie s’incarne aus­si à l’extrême-gauche, et que les com­mu­nistes éta­tistes sont ago­ra­phobes, c’est-à-dire contre l’autogouvernement direct du peuple par le peuple pour le peuple. J’ai relu, par exemple, des textes de Lénine favo­rables à la pla­ni­fi­ca­tion éta­tique de l’économie et contre l’autogestion ouvrière, dans les­quels il exprime son ago­ra­pho­bie très clai­re­ment et vio­lem­ment. À l’inverse, j’ai aus­si dis­cu­té des argu­ments pour l’autogestion, tels qu’ils étaient expri­més lors de périodes révo­lu­tion­naires en Rus­sie, puis ensuite en Hon­grie (1956) à l’époque sovié­tique, ain­si que dans des com­mu­nau­tés pay­sannes pen­dant la révo­lu­tion espa­gnole (1936–1939).

Est-ce que ces exemples nous aident à répondre avec pré­ci­sion à la ques­tion : « au-delà de quelle taille et den­si­té une popu­la­tion humaine ne peut plus s’autogérer ? » Non. Et je ne crois pas qu’il puisse exis­ter une réponse pré­cise à cette ques­tion, puisque la réponse dépend de trop de variables : envi­ron­ne­ment natu­rel, res­sources dis­po­nibles (pénu­rie ou sur­plus), moyens de pro­duc­tion, moyens de com­mu­ni­ca­tion (natu­rels, comme les rivières, ou arti­fi­ciels), éner­gie, etc.

Évi­dem­ment, pour les anar­chistes et les adeptes de la démo­cra­tie directe, la solu­tion reste le fédé­ra­lisme ou le réseau, c’est-à-dire un mode de fonc­tion­ne­ment et de prises de déci­sion où les plus petites uni­tés res­tent auto­nomes et libres, même si elles peuvent s’associer volon­tai­re­ment à d’autres pour for­mer une fédé­ra­tion, selon des inté­rêts com­muns. Le man­dat impé­ra­tif prime alors sur la repré­sen­ta­tion, pour les per­sonnes délé­guées qui sont révo­cables en tout temps (je consacre une courte sec­tion à ce thème, dans le livre).

Main­te­nant, est-ce dési­rable de pri­vi­lé­gier l’autogestion indus­trielle et le fédé­ra­lisme de grands réseaux de pro­duc­tion éco­no­mique, consi­dé­rant le pro­ces­sus accé­lé­ré de des­truc­tion de la pla­nète ? Pour le dire en des mots plus crus : à quoi bon une cen­trale nucléaire auto­gé­rée ? Ou une mine de char­bon auto­gé­rée ? À cela, deux réponses sans doute trop rapides. Pre­miè­re­ment, je consi­dère tou­jours l’autogestion — démo­cra­tie directe ou anar­chie — comme un sys­tème de pro­ces­sus de prise de déci­sion plus juste et légi­time. Deuxiè­me­ment, je reste conscient que ce régime ne s’incarne pas tou­jours dans des socié­tés ou des com­mu­nau­tés justes, ni que les déci­sions prises col­lec­ti­ve­ment soient tou­jours justes d’un point de vue poli­tique, éco­no­mique, cultu­rel ou moral. C’est le pro­ces­sus col­lec­tif qui est plus juste qu’un pro­ces­sus éli­tiste et auto­ri­taire, mais pas néces­sai­re­ment le résul­tat, soit la déci­sion et ses conséquences.

Aujourd’hui, l’agoraphilie est très pré­sente du côté des assem­blées géné­rales de sites occu­pés (Zones À Défendre), etc.. La démo­cra­tie directe est aus­si le régime pri­vi­lé­gié par l’écologie sociale du muni­ci­pa­lisme liber­taire, théo­ri­sé par Janet Biehl et Mur­ray Book­chin. Cela dit, au sujet de la ques­tion de la taille, un autre anar­cho-éco­lo­giste, John Clark, s’inquiète que l’assemblée géné­rale citoyenne, cen­trale au muni­ci­pa­lisme liber­taire, soit de trop grande taille et qu’elle ait un effet d’homogénéisation qui effa­ce­rait la diver­si­té propre à une com­mu­nau­té de la taille d’une muni­ci­pa­li­té. Sans néces­sai­re­ment renon­cer à l’assemblée citoyenne de la com­mune auto­nome, il pro­pose donc qu’il y ait aus­si des assem­blées dans de plus petits ensembles, par exemple dans des lieux de tra­vail, et aus­si de conser­ver les groupes d’affinité où se retrou­ve­raient des caté­go­ries d’individus par­ta­geant des dési­rs, besoins et inté­rêts spé­ci­fiques, par exemple des femmes, des per­sonnes trans, des jeunes et des enfants, des musi­ciennes et musi­ciens, etc. Le sys­tème appa­rait alors — un peu — comme ce qui a été mis sur pied lors d’Occupy et de Nuit debout : une assem­blée géné­rale, mais aus­si un ensemble de comi­tés ou com­mis­sions regrou­pant les indi­vi­dus qui s’intéressent à tel ou tel sujet, qui s’organisent de manière auto­nome et qui par­ti­cipent aus­si (ou non) à l’assemblée générale.

Bref, la ques­tion de la taille réap­pa­rait même dans des com­mu­nau­tés de taille plu­tôt réduite, comme une simple muni­ci­pa­li­té ou une occu­pa­tion d’une place dans un centre-ville. Car la ques­tion n’est pas seule­ment mathé­ma­tique, à savoir le nombre d’individus ; il s’agit aus­si d’une ques­tion de diver­si­té, de plu­ra­lisme, un enjeu qui touche même des com­mu­nau­tés comp­tant un nombre res­treint d’individus. John Clark insiste aus­si beau­coup sur l’importance, pour élar­gir notre ima­gi­na­tion poli­tique, de s’informer sur les expé­riences ago­ra­philes hors de l’Occident. Il prend pour exemple, autre autres, le mou­ve­ment pay­san Sar­vo­daya (Wel­fare of All), en Inde, qui se struc­ture avec des assem­blées com­mu­nales (gram sabhas), des conseils de vil­lage (pan­chayats) et un groupe de média­tion qua­li­fié de police ou d’armée de la paix (shan­ti sena), le tout dans une pers­pec­tive éco­lo­giste[1].

2. Penses-tu qu’il soit pos­sible qu’une orga­ni­sa­tion sociale véri­ta­ble­ment démo­cra­tique intègre des pro­ces­sus de for­ma­tion de spé­cia­listes en mesure de conce­voir et gérer une cen­trale nucléaire (par exemple) ? Autre­ment dit, que penses-tu de la dis­tinc­tion de Lewis Mum­ford entre tech­niques démo­cra­tiques et tech­niques auto­ri­taires, qui sug­gère que cer­tains types de tech­no­lo­gies requièrent néces­sai­re­ment une orga­ni­sa­tion sociale hié­rar­chique, non démo­cra­tique, qu’ils ne pour­raient pas être conçus par une orga­ni­sa­tion sociale véri­ta­ble­ment démocratique ?

FDD. Cette ques­tion sur le nucléaire illustre mal­heu­reu­se­ment peut-être la futi­li­té des ques­tions aux­quelles j’essaie de répondre. Je me pré­oc­cupe des ques­tions de légi­ti­mi­té, de jus­tice, de liber­té (indi­vi­duelle et col­lec­tive), d’égalité et de soli­da­ri­té. Est-ce que tout cela a encore un sens, après le déve­lop­pe­ment de la « méga­ma­chine », pour reprendre une expres­sion de Lewis Mum­ford, soit l’industrie ato­mique civile et mili­taire ? Est-ce que tout cela aura encore un sens si les civi­li­sa­tions s’effondrent dans une ou deux géné­ra­tions, des causes de la pol­lu­tion résul­tant de la sur­pro­duc­tion et de la sur­con­som­ma­tion, et donc de leur propre faute ? J’étais punk dans les années 1980, et je me recon­nais­sais dans le slo­gan « No Future », qui évo­quait à la fois le désastre éco­lo­gique et l’hiver nucléaire (nous étions en pleine « Guerre froide », ou « équi­libre de la ter­reur »). Or ce slo­gan punk me semble aujourd’hui encore tout à fait appro­prié, sinon plus encore.

Mais si je mets de côté mon pes­si­misme ou mon fata­lisme, pour répondre à ta ques­tion, voi­là les réflexions qu’elle me sug­gère. Le poli­to­logue Robert Dahl dis­cu­tait de cette ques­tion du nucléaire, dans Demo­cra­cy and Its Cri­tics (1989). Selon lui, l’exploitation de l’énergie nucléaire est sans doute l’activité humaine qui néces­site le plus haut niveau de spé­cia­li­sa­tion et d’expertise. Or, disait-il, la volon­té et la déci­sion poli­tique de déve­lop­per des réac­teurs et des armes ato­miques, et de les dis­po­ser ici plu­tôt que là, n’a rien à voir — ou si peu — avec l’expertise scien­ti­fique et tech­nique. Il s’agit à chaque fois d’un choix poli­tique. En ce sens, il peut être impo­sé par une élite poli­tique ou dis­cu­té par la com­mu­nau­té elle-même, de manière auto­nome. Sur­tout, il est tout à fait légi­time et juste, pour une com­mu­nau­té qui n’a pas de connais­sance scien­ti­fique ou tech­nique, de dire « Non ! » à un pro­jet de cen­trale nucléaire ou de déploie­ment de mis­siles ato­miques. L’ex­per­tise scien­ti­fique et tech­nique ne devrait pas se tra­duire en mono­pole de la déci­sion poli­tique, et l’i­gno­rance scien­ti­fique ou tech­nique ne devrait pas pri­ver les com­mu­nau­tés humaines de prendre leurs propres décisions.

Je pense aus­si à l’anarchiste Michel Bakou­nine, qui avait déve­lop­pé une réflexion inté­res­sante sur l’éventualité d’instaurer un gou­ver­ne­ment de savants. D’un point de vue phi­lo­so­phique, voire méta­phy­sique, Bakou­nine met­tait en garde contre le carac­tère sou­vent abs­trait de la science, en don­nant l’exemple du natu­ra­liste qui dis­sèque un lapin pour déter­mi­ner les carac­té­ris­tiques géné­rales des lapins, sans prendre en compte l’individualité ou la per­son­na­li­té de tel ou tel lapin (en par­ti­cu­lier, celui qui git éven­tré, sur sa table à dis­sec­tion). De ce point de vue, Bakou­nine consi­dé­rait l’art infi­ni­ment supé­rieur à la science. Quant à savoir s’il faut per­mettre aux savants de nous gou­ver­ner, car ils (ou elles, mais c’est plus rare) seraient plus éclai­rés que l’individu « moyen », Bakou­nine expli­quait : pre­miè­re­ment, il ne faut pas accor­der une confiance aveugle aux savants, car la science est en per­pé­tuelle évo­lu­tion et trans­for­ma­tion et ce qui était vrai un jour peut être faux le len­de­main ; ensuite, qui­conque est en posi­tion d’autorité risque d’abuser de cette posi­tion et de céder à la cor­rup­tion, y com­pris des savants que la soif du pou­voir pour­rait détour­ner de la recherche de la véri­té scien­ti­fique. Si Bakou­nine admet, évi­dem­ment, que cer­tains indi­vi­dus ont des talents ou des com­pé­tences spé­ci­fiques, le peuple qui veut conser­ver sa liber­té doit tou­jours pou­voir écou­ter libre­ment le spé­cia­liste et avoir la pos­si­bi­li­té d’en consul­ter d’autres, et tou­jours avoir le droit de le cri­ti­quer et de ne pas écou­ter ses conseils. Si cela est vrai pour le nucléaire, c’est aus­si vrai pour des spé­cia­listes comme les cor­don­niers : on veut avoir leur conseil et béné­fi­cier de leur exper­tise, mais on ne veut pas que le cor­don­nier nous oblige à por­ter tel ou tel soulier.

Pour reve­nir à Lewis Mum­ford, il pré­ci­sait, dans sa dis­cus­sion au sujet de la démo­cra­tie, que : « La vie, dans sa plé­ni­tude et son inté­gri­té, ne se délègue pas. » Voi­là sans doute une des plus belles défi­ni­tions de la démo­cra­tie ou une des plus belles cri­tiques de la délé­ga­tion de pou­voir (le plus sou­vent, en fait, une simple usur­pa­tion). Voi­là aus­si pour­quoi toute cette dis­cus­sion sur l’énergie ato­mique, civile et mili­taire, est si déses­pé­rante : des chefs d’États, d’armées et d’entreprises, ont pris des déci­sions qui mettent à risque la vie, et cela pour des mil­liers d’années. Et on nous dit : « Les chefs sont encore néces­saires, car ils (par­fois elles, mais c’est plus rare) sont les seuls à pou­voir nous sau­ver. » On se fout de nous, non ? Soyons sérieux : les chefs ont créé un monstre qu’ils ne contrôlent pas, ce qui leur importe peu car ils seront sans doute bien pro­té­gés quand ça va déra­per, ou même morts. Et les États ne nous pré­mu­ni­ront pas contre des désastres majeurs, consé­quence inévi­table de la (mau­vaise) ges­tion des réac­teurs nucléaires, et sur­tout des déchets.

J’admets que des groupes d’affinité de quelques dizaines d’anarchistes auto­nomes ne peuvent sans doute pas gérer ce désastre à venir, mais je ne crois pas non plus que les États per­met­tront d’éviter d’immenses désastres. Peut-être par­vien­dront-ils à sau­ver les appa­rences dans les pro­chaines décen­nies, mais dans les pro­chains siècles ou mil­lé­naires ? Peu pro­bable, voire impos­sible. De toute façon, les États seront-ils encore des États ?

En fait, il n’y a peut-être pas de solu­tion poli­tique à ce pro­blème, dans la mesure où le désastre annon­cé est inévi­table, que le régime poli­tique soit tyran­nique ou démo­cra­tique, monar­chique ou répu­bli­cain. Si je vou­lais me lais­ser aller à de l’humour noir, je dirais que seul un régime théo­cra­tique pour­ra peut-être don­ner un sens à cette catas­trophe ato­mique, qui entrai­ne­ra une des­truc­tion immense de la vie, sur d’immenses ter­ri­toires, et pour des mil­liers d’années. Voi­là pour­quoi je consi­dère un peu absurde ou même futile cette ques­tion sur l’autorité ou la démo­cra­tie, quand on parle de pol­lu­tion atomique.

3. J’aime bien ta réponse, même si je ne suis pas entiè­re­ment d’ac­cord sur la ques­tion du nucléaire et des experts, mais tu ne réponds pas exac­te­ment à ma ques­tion… Je te deman­dais si on ne ferait pas mieux d’ad­mettre que cer­taines hautes tech­no­lo­gies ne sont pas com­pa­tibles avec la démo­cra­tie, au lieu de ten­ter de gérer démo­cra­ti­que­ment des tech­no­lo­gies extrê­me­ment com­plexes, à moins que tu penses qu’un sys­tème de fédé­ra­tions pour­rait par­ve­nir à gérer des tech­no­lo­gies très com­plexes démo­cra­ti­que­ment ? Mum­ford pro­pose de s’en remettre uni­que­ment à ce qu’il appelle les « tech­niques démo­cra­tiques », car il consi­dère que des socié­tés véri­ta­ble­ment démo­cra­tiques ne peuvent pas gérer de la tech­no­lo­gie de très haut niveau. Il fau­drait alors renon­cer à l’i­ma­gi­naire hyper­tech­no­phile qui fait que cer­taines per­sonnes sont plus atta­chées à cer­taines tech­no­lo­gies (disons, Inter­net) qu’à quoi que ce soit d’autre. Ou encore autre­ment : cer­tains cri­tiques de la civi­li­sa­tion, comme Der­rick Jen­sen, pensent que la pro­duc­tion de hautes tech­no­lo­gies comme les pan­neaux solaires pho­to­vol­taïques, les éoliennes indus­trielles, les smart­phones, les télé­vi­sions, et ce genre de choses, ne pour­ra jamais être démo­cra­tique (ni éco­lo­gique, mais c’est une autre his­toire), car ce type de pro­duc­tion néces­site une forme d’or­ga­ni­sa­tion étatique.

FDD. Tu as rai­son, je n’avais pas répon­du à cette par­tie de ta ques­tion… Pour être tout à fait hon­nête avec toi, je pré­fère admettre que je n’ai pas de réponse… Je suis d’accord avec Mum­ford, l’agoraphilie telle que je la com­prends et la défends ne se réa­lise qu’à petite échelle, soit l’assemblée, le comi­té et le groupe d’affinité, même si cela peut se pra­ti­quer dans une struc­ture en réseau ou fédé­rale. Mais disant cela, je suis conscient que je ne dis rien de la ques­tion de la tech­no­lo­gie et de la pro­duc­tion d’énergie pour d’immenses popu­la­tions humaines for­te­ment den­si­fiées. Je crois qu’une par­tie du pro­blème, c’est que nous sommes aujourd’hui pris avec des pro­blèmes qui sont là pour des mil­liers d’années, comme je viens de le sou­li­gner. Je pense encore aux « pou­belles » de déchets radio­ac­tifs. Je ne suis pas spé­cia­liste de la ques­tion, mais je n’arrive pas à me convaincre qu’un jour, ces pou­belles creu­sées dans la roche et recou­vertes de ciment ne vont pas se fis­su­rer, qu’il n’y aura pas de fuite, et que cela entrai­ne­ra un immense désastre sur des dizaines, voire des cen­taines ou des mil­liers de kilo­mètres. Quand ? Dans cent ans, ou mille ans, qu’importe.

On peut donc volon­tai­re­ment reve­nir à de petites com­mu­nau­tés qui auraient aban­don­né la haute tech­no­lo­gie, pour fon­der de nou­velles com­mu­nau­tés plus petites, mais cela ne nous per­met­tra pas d’éviter ces immenses pro­blèmes qui ne peuvent être contrô­lés par quelques indi­vi­dus avec des pelles et des pioches (si je com­prends bien, dois-je encore pré­ci­ser). C’est pour cela que deux anar­cho-éco­lo­gistes du Qué­bec, Maude Prud’homme et Bru­no Mas­sé, ont expli­qué que face aux grands pro­blèmes glo­baux qui néces­sitent de la haute tech­no­lo­gie pour être contrô­lés ou neu­tra­li­sés, l’État reste le seul sys­tème qui a la capa­ci­té de recueillir l’information, d’analyser le pro­blème et de mobi­li­ser les res­sources néces­saires (bref, pour acti­ver de la haute tech­no­lo­gie). Par exemple, pour pro­cé­der à la fer­me­ture et le déman­tè­le­ment « sécu­ri­taire » de dizaines de cen­trales nucléaires. En consé­quence, Maude et Bru­no pro­posent aux anar­chistes de s’engager aus­si dans des orga­ni­sa­tions envi­ron­ne­men­ta­listes ou éco­lo­gistes qui dis­cutent et col­la­borent avec l’État, mais tou­jours avec l’objectif d’« anar­chi­ser les éco­lo­gistes », c’est-à-dire d’insuffler dans ces réseaux des modes de prises de déci­sion, d’organisation et même d’action qui sont plus cohé­rents avec les prin­cipes de l’anarchisme : hori­zon­ta­lisme, déli­bé­ra­tion et par­ti­ci­pa­tion, anti­ca­pi­ta­lisme, action directe, etc.[2] Je men­tionne la posi­tion de Maude et Bru­no non pas parce que je suis per­sua­dé que voi­là la bonne voie à emprun­ter, mais sim­ple­ment pour mon­trer ce que des anar­cho-éco­lo­gistes font, ici et main­te­nant, pour déve­lop­per des pra­tiques plus démo­cra­tiques (évi­dem­ment, bien d’autres anar­cho-éco­lo­gistes pro­posent bien d’autres pra­tiques aujourd’hui, y com­pris les attaques clan­des­tines menées par les cama­rades de Earth First ! ou du Ani­mal Libe­ra­tion Front).

Enfin, je suis tou­jours impres­sion­né, mais aus­si mal à l’aise, face aux grandes théo­ries glo­ba­li­santes, qui cherchent à nous mon­trer la voie pour sor­tir tota­le­ment de notre sys­tème capi­ta­lo-éta­tiste. Tu affir­mais, dans ta toute pre­mière ques­tion, « qu’il nous faut impé­ra­ti­ve­ment dis­soudre la socié­té indus­trielle en plus petites enti­tés jusqu’à par­ve­nir à des enti­tés à taille humaine, qu’on pour­rait alors auto­gé­rer ». Je ne suis pas en désac­cord, mais je ne com­prends pas la signi­fi­ca­tion poli­tique réelle d’une telle affir­ma­tion, sinon que ce n’est que l’expression d’un sou­hait, d’un espoir, d’un rêve. Ce n’est pas que je consi­dère ces thèses inin­té­res­santes, ou fausses, mais elles dépassent de beau­coup ma propre capa­ci­té à théo­ri­ser ou même ima­gi­ner la sor­tie de notre sys­tème, voire sa fin. Sur­tout, je ne suis pas cer­tain que les civi­li­sa­tions s’effondrent à coup de théo­ries, ni même à coups d’espoir et de rêves. L’effondrement des civi­li­sa­tions, y com­pris la nôtre, me semble inévi­table au fil des siècles ou des mil­lé­naires, mais ce sont de vastes mou­ve­ments, sou­ter­rains ou non, qui pro­voquent les fis­sures, les crises, le chaos, les trans­for­ma­tions et les renais­sances. Pas la théo­rie de tel ou tel grand pen­seur, ni telle ou telle affir­ma­tion avan­çant « qu’il faut impé­ra­ti­ve­ment… », si tu vois ce que je veux dire.

Si j’apparais peut-être moi aus­si trop arro­gant dans mes écrits sur la démo­cra­tie et l’agoraphilie, le cœur de ma pro­po­si­tion est pour­tant tout simple, et bien plus modeste : il est tou­jours plus juste et légi­time de prendre des déci­sions ensemble, sans que per­sonne ne puisse impo­ser sa volon­té, ses dési­rs et ses inté­rêts sur les autres. Ni plus, ni moins. Je n’ai aucune idée si une telle pro­po­si­tion peut sau­ver l’humanité de sa perte, ni per­mette rapi­de­ment de détruire cette civi­li­sa­tion et d’en déve­lop­per une nou­velle. En fait, j’en doute. Mais je n’ai pas d’autre solu­tion à pro­po­ser. Et ce que je pro­pose peut être mis en pra­tique ici et main­te­nant, et par­tout, sans attendre la solu­tion globale.

4. Je com­prends ta réponse, et ta remarque sur la théo­rie, qui est juste. Cepen­dant, pro­po­ser un hori­zon théo­rique per­met de ras­sem­bler, et de savoir où l’on veut aller. Et puis cela pour­rait don­ner une fausse impres­sion concer­nant Der­rick Jen­sen et son ouvrage, notam­ment avec l’or­ga­ni­sa­tion Deep Green Resis­tance (DGR), qui encou­rage et par­ti­cipe à la lutte éco­lo­giste radi­cale. Loin de se conten­ter de théo­rie,  il a par­ti­ci­pé à créer cette orga­ni­sa­tion mili­tante, basée sur un livre épo­nyme de 800 pages qui consti­tue une sorte de guide pra­tique pour orga­ni­ser une véri­table résis­tance contre l’in­dus­tria­lisme, sabo­ter les pro­jets des­truc­teurs, etc., et que l’on s’ap­prête à publier en fran­çais.

Cela dit, dans ton der­nier livre, tou­jours, tu sembles récu­ser la cri­tique que cer­tains détrac­teurs de la démo­cra­tie directe (ago­ra­phobes) émettent à l’encontre de la démo­cra­tie athé­nienne, à savoir qu’elle n’était pas vrai­ment une démo­cra­tie (les femmes et les esclaves n’étaient pas inclus dedans). Mais il me semble qu’il y aurait une autre manière de voir les choses : si le pro­gramme sco­laire d’État nous enseigne que la démo­cra­tie c’est Athènes, n’est-ce pas une manière pour lui de jus­ti­fier la fausse démo­cra­tie qu’on connaît en ce moment ? Autre­ment dit, ne se pour­rait-il pas qu’en ne pro­po­sant comme défi­ni­tion de la démo­cra­tie que la démo­cra­tie athé­nienne, qui était rela­ti­ve­ment oli­gar­chique, il jus­ti­fie par-là l’ordre social exis­tant (appe­ler une oli­gar­chie démo­cra­tie pour pou­voir jus­ti­fier d’appeler démo­cra­tie une oligarchie) ?

FDD. Là encore, je vais répondre en deux temps. Pre­miè­re­ment, Athènes repré­sente un bon exemple d’un régime de démo­cra­tie directe qui a pris des déci­sions injustes, à savoir d’exclure les femmes et les étran­gers, et de main­te­nir l’esclavage. Évi­dem­ment, bien des monar­chies, des aris­to­cra­ties et des répu­bliques ont éga­le­ment exclu les femmes et les étran­gers du corps poli­tique, et ont main­te­nu l’esclavage. Miso­gy­nie, racisme et escla­va­gisme ne sont donc pas des consé­quences de la démo­cra­tie directe ; cela peut concer­ner toutes les formes de régimes poli­tiques, y com­pris le répu­bli­ca­nisme. D’où le der­nier cha­pitre de mon livre, où je pro­pose de dis­cu­ter de quelques enjeux de lutte de pou­voir et d’exclusion spé­ci­fiques à l’agoraphilie (démo­cra­tie directe), et à cer­taines solu­tions, soit le man­dat impé­ra­tif, le consen­sus et les regrou­pe­ments auto­nomes en non-mixi­té pour les caté­go­ries subal­ternes oppri­mées, exploi­tées, exclues.

Deuxiè­me­ment, je ne crois pas qu’Athènes soit aujourd’hui pré­sen­tée comme la réfé­rence ultime à la démo­cra­tie dans l’objectif de jus­ti­fier les inéga­li­tés sociales que l’on retrouve dans les régimes libé­raux-répu­bli­cains. Je crois plu­tôt [c’est ce que j’ai essayé de démon­trer dans un autre livre : voir la vidéo ci-après] que la réfé­rence à Athènes comme lieu de nais­sance de la démo­cra­tie per­met de faire croire que les « démo­cra­ties » d’aujourd’hui sont des régimes dans les­quels le peuple serait réel­le­ment sou­ve­rain, quoi que par le biais de la repré­sen­ta­tion, jus­te­ment à cause des nations modernes qui comptent trop d’individus et s’étendent sur de trop vastes ter­ri­toires pour pra­ti­quer la démo­cra­tie directe (on revient au pro­blème moderne de la taille des com­mu­nau­tés poli­tiques humaines).

Or les régimes libé­raux-répu­bli­cains ne sont évi­dem­ment pas des démo­cra­ties, et le peuple n’y est évi­dem­ment pas sou­ve­rain : ce sont des monar­chies et des aris­to­cra­ties électives.

5. Dans la plu­part des mou­ve­ments sociaux et éco­lo­gistes, cer­tains par­ti­sans d’une non-vio­lence stricte (assez dog­ma­tique) se réfèrent sou­vent (imman­qua­ble­ment) à Gand­hi et à MLK (prin­ci­pa­le­ment) de manière assez abs­traite, naïve, pour jus­ti­fier et appuyer l’idée que la non-vio­lence (stricte, seule) peut per­mettre de rem­por­ter des vic­toires. Ain­si que le rap­pelle Peter Gel­der­loos dans son livre Com­ment la non-vio­lence pro­tège l’État, il me semble que cette ten­dance émane d’une cer­taine igno­rance des réa­li­tés des luttes dont Gand­hi et MLK ont par­ti­ci­pé (pro­ba­ble­ment liée, en par­tie, à ce que le sys­tème sco­laire enseigne l’histoire de manière par­tielle et lar­ge­ment défor­mée), qui n’étaient pas stric­te­ment non vio­lentes (et dont on pour­rait ques­tion­ner le suc­cès réel, la por­tée). Qu’en penses-tu ?

FDD. Pour qui s’intéresse à ce débat, je sug­gère aus­si la lec­ture du livre de Ste­phen D’Arcy, Le lan­gage des sans-voix : les bien­faits du mili­tan­tisme pour la démo­cra­tie, qui pro­pose des ana­lyses très nuan­cées de la déso­béis­sance civile, des Black Blocs, des émeutes et même de la lutte armée. Dans une pers­pec­tive plus radi­cale et plus déses­pé­rée, il faut lire le livre de Gün­ther Anders, La vio­lence : oui ou non — une dis­cus­sion néces­saire.

Si, de plus, tu me per­mets de m’adonner encore ouver­te­ment à de l’autopromotion, j’ose rap­pe­ler que j’ai trai­té assez lon­gue­ment de cette ques­tion dans un autre de mes livres, sur les Black Blocs, ain­si que dans une pré­face rédi­gée pour la ver­sion fran­çaise du livre Com­ment la non-vio­lence pro­tège l’État de Peter Gel­der­loos. La non-vio­lence et les per­son­nages his­to­riques comme Gand­hi et Mar­tin Luther King sont en effet géné­ra­le­ment pré­sen­tés de manière très cari­ca­tu­rale, sim­pliste et dog­ma­tique. Le mou­ve­ment anti­nu­cléaire, par exemple, a connu des débats et des déchi­re­ments parce que des mili­tantes et mili­tants pro­po­saient d’apporter une pince pour décou­per une clô­ture entou­rant un chan­tier de réac­teur nucléaire, ce que d’autres consi­dé­raient comme une vio­lence inac­cep­table. Dans d’autres cas, la non-vio­lence est invo­quée pour cri­ti­quer et même jus­ti­fier l’arrestation de cama­rades parce qu’elles ont fra­cas­sé des vitrines d’une banque. Cela m’apparaît absurde.

Le dis­cours contem­po­rain pré­sente trop sou­vent une fausse his­toire de l’accession de l’Inde à l’indépendance (Gand­hi), ou du mou­ve­ment des droits civiques aux États-Unis (King), de la fin de l’Apartheid ou de la Chute du mur de Ber­lin : dans tous ces cas, la vio­lence a joué un rôle impor­tant. Le mou­ve­ment de non-vio­lence de Gand­hi par­ti­ci­pait d’un vaste mou­ve­ment poli­tique dont cer­tains élé­ments maniaient les armes, de même pour le mou­ve­ment des droits civiques aux États-Unis, sans comp­ter que les États-Unis ont connu des dizaines d’émeutes, par­fois pen­dant plu­sieurs jours, dans les quar­tiers afri­cains-amé­ri­cains dans les années 1960. Mar­tin Luther King a décla­ré alors que l’« émeute est le lan­gage des sans-voix ». Il n’est pas pos­sible de savoir quel aurait été l’impact des mobi­li­sa­tions non vio­lentes sans les actions vio­lentes, indi­vi­duelles et collectives.

6. Je n’ai jamais autant appris et étu­dié qu’a­près avoir arrê­té « mes études ». J’ai alors réa­li­sé ce que cela implique que l’é­cole soit une ins­ti­tu­tion d’É­tat, conçue par et pour lui, en tant qu’ou­til de contrôle social (et non pas comme outil d’émancipation humaine), ain­si que l’exprimaient ouver­te­ment cer­tains fon­da­teurs de l’école moderne, comme Napo­léon Bonaparte :

« Tant qu’on n’apprendra pas dès l’enfance s’il faut être répu­bli­cain ou monar­chique, catho­lique ou irré­li­gieux etc., l’État ne for­me­ra point une nation ; il repo­se­ra sur des bases incer­taines et vagues ; il sera constam­ment expo­sé aux désordres et aux chan­ge­ments. » / « Mon but prin­ci­pal, dans l’établissement d’un corps ensei­gnant, est d’avoir un moyen de diri­ger les opi­nions poli­tiques et morales. »

Ou Fran­çois Gui­zot : « L’autorité sou­ve­raine peut diri­ger l’Instruction publique de deux manières : 1° par la voie et d’après les prin­cipes de l’administration ordi­naire ; 2° en la confiant à un grand corps for­mé d’après cer­taines règles et sou­mis à un gou­ver­ne­ment spé­cial […]. Or l’administration de l’Instruction publique dif­fère essen­tiel­le­ment de tout le reste […]. Elle ne peut réus­sir qu’en ins­pi­rant un même esprit […]. Réunir tous les éta­blis­se­ments publics en un grand corps sou­mis à la sur­veillance d’une auto­ri­té supé­rieure, pla­cée au centre même du gou­ver­ne­ment ; don­ner à cette auto­ri­té tous les moyens de répandre et de dis­tri­buer conve­na­ble­ment l’instruction, de pro­pa­ger les bonnes doc­trines reli­gieuses, morales et poli­tiques […]. Ce sont là les motifs qui com­mandent la for­ma­tion d’un corps ensei­gnant, comme l’unique moyen par lequel on puisse aujourd’hui don­ner à l’Instruction publique cette régu­la­ri­té, cette sta­bi­li­té, cette confiance sans les­quelles les hommes qui s’y vouent ne pro­cu­re­raient point à l’État les avan­tages qu’il est en droit d’attendre de leurs travaux. »

Ou encore Jules Fer­ry : « Quand nous par­lons d’une action de l’État dans l’éducation, nous attri­buons à l’État le seul rôle qu’il puisse avoir en matière d’enseignement et d’éducation : il s’en occupe pour main­te­nir une cer­taine morale d’État, cer­taines doc­trines d’État qui sont néces­saires à sa conservation. »

Cela semble impli­quer que lorsque l’é­cole par­vient à for­mer des esprits cri­tiques, des esprits libres, liber­taires, capables de remettre en ques­tion l’existence de l’État, par exemple, c’est en dépit de — et non grâce à — ce qu’elle est. Qu’en penses-tu ?

FDD. Pre­miè­re­ment, l’Université aujourd’hui forme avant tout des tech­ni­ciens dans les grandes facul­tés ou les grandes écoles de génie, de méde­cine, de droit, de com­merce. Dans mon uni­ver­si­té, qui se pré­tend la plus pro­gres­siste au Qué­bec, envi­ron 30 % du corps ensei­gnant et du corps étu­diant relèvent de l’École de ges­tion, qui forme les cadres supé­rieurs et inter­mé­diaires du sys­tème capi­ta­liste dans des agences de comp­ta­bi­li­té et de mar­ke­ting ou dans des firmes pri­vées. Il y a bien des poches de pen­sée cri­tique dans les sciences humaines et sociales, mais là aus­si s’imposent sou­vent des concep­tions plu­tôt conven­tion­nelles des ins­ti­tu­tions, des socié­tés, des dyna­miques sociales. L’État occupe un rôle cen­tral en science poli­tique, la dis­ci­pline dans laquelle j’ai été for­mé. L’existence de l’État et sa légi­ti­mi­té ne sont presque jamais remises en ques­tion, pas plus que l’importance des élec­tions, des par­tis poli­tiques, etc. Plu­sieurs col­lègues et des étu­diantes et des étu­diants semblent inca­pables d’imaginer des com­mu­nau­tés fonc­tion­nant sans État, ou même sans chef. C’est plu­tôt décourageant.

Or, même quand on veut « bras­ser un peu la cage », on ne l’abolit pas tout à fait. J’enseigne par exemple depuis plu­sieurs années un cours sur les théo­ries et pra­tiques de l’anarchisme. À la fin de la ses­sion, je dois attri­buer des notes (une obli­ga­tion de l’institution) et l’enseignement reste plu­tôt tra­di­tion­nel, même si j’essaie d’encourager la par­ti­ci­pa­tion étu­diante. Plu­sieurs dans la classe veulent une bonne note, pour s’assurer d’une bonne moyenne géné­rale dans une pers­pec­tive de diplo­ma­tion, puis de recherche d’un emploi salarié.

Cela dit, en com­pa­rai­son à d’autres ins­ti­tu­tions hié­rar­chiques, cer­taines uni­ver­si­tés et cer­tains dépar­te­ments de sciences humaines et sociales, ou encore en art et lettres, offrent un envi­ron­ne­ment plu­tôt sti­mu­lant en termes d’échanges et de réflexions dans des pers­pec­tives cri­tiques. Dans mon contrat d’embauche, il est aus­si sti­pu­lé que j’ai le droit à la liber­té d’expression, y com­pris pour cri­ti­quer mon employeur : bien des com­pa­gnies pri­vées n’accepteraient jamais de telles frondes de la part de leurs sala­riés. Le corps étu­diant reste aus­si dans une posi­tion par­ti­cu­lière par rap­port à l’institution et au sys­tème en géné­ral : pas encore tout à fait inté­gré, par encore tout à fait assi­mi­lé. Dans mon uni­ver­si­té, je croise beau­coup de fémi­nistes radi­cales, de queers révo­lu­tion­naires, d’anarchistes et de com­mu­nistes, d’écologistes et d’antispécistes. L’institution en soi est un espace de mobi­li­sa­tions contes­ta­taires, mais aus­si un espace de recru­te­ment pour des mobi­li­sa­tions extra muros.

Mais il s’agit du résul­tat d’une his­toire ins­ti­tu­tion­nelle spé­ci­fique, d’un contexte par­ti­cu­lier, et non d’une nature propre à l’université qui serait en soi et pour soi un espace culti­vant la pen­sée cri­tique ; il s’agit là d’une concep­tion sté­réo­ty­pée et fausse de l’université. L’Université a été fon­dée et conti­nue d’être une ins­ti­tu­tion qui pro­duit et repro­duit des élites poli­tiques, éco­no­miques, cultu­relles et scientifiques.

Le livre que men­tionne Dupuis-Déri

7. Par­mi les rares uni­ver­si­taires qui sug­gèrent plus ou moins timi­de­ment ou ouver­te­ment qu’ils aspirent à un monde meilleur, à une socié­té plus juste, qu’ils vou­draient que les choses changent (qui vont par­fois même jus­qu’à sou­te­nir que tous les fon­de­ments idéo­lo­giques de la culture domi­nante sont mau­vais ; je pense à cer­tains anthro­po­logues, etc.), cer­tains semblent uni­que­ment comp­ter sur le pou­voir de la per­sua­sion, de la sug­ges­tion, de la rai­son, du dis­cours, pour ce faire. Ils ne dis­cutent jamais (ou presque) de l’ir­ra­tio­na­li­té de nos ins­ti­tu­tions et de nos diri­geants, de leur carac­tère psy­cho­pa­tho­lo­gique, de la limite de l’ap­pel à la rai­son ou des recours légaux. Ils se lamentent sur l’état des choses et pour­tant se contentent de dis­cou­rir sans jamais sug­gé­rer qu’on pour­rait (et devrait) aller bien au-delà. L’esprit de révolte dis­pa­raît-t-il du milieu uni­ver­si­taire où il avait timi­de­ment sub­sis­té (au grand dam des diri­geants éta­tiques et cor­po­ra­tistes) pen­dant quelques temps ?

FDD. C’est un pro­blème à l’université, mais aus­si chez plu­sieurs ago­ra­philes qui rêvent de démo­cra­tie directe, et qui pensent qu’il faut dépas­ser les cli­vages entre la droite et la gauche, ou trans­cen­der les classes, ou les rap­ports sociaux de sexe (entre autres choses). Bref, on pos­tule que toutes les paroles sont égales et que la force du meilleur argu­ment doit l’emporter, que la véri­té res­sor­ti­ra néces­sai­re­ment d’une déli­bé­ra­tion bien menée ou d’un franc débat.

Je me suis déjà buté à cette pos­ture, quand on vou­lait me convaincre de par­ti­ci­per à un débat avec un raciste miso­gyne et homo­phobe comme Alain Soral, sous pré­texte que nous avions en par­tage la cri­tique radi­cale des élites et du régime élec­to­ral, mais aus­si sous pré­texte qu’il faut bien débattre avec tout le monde (c’est d’ailleurs un de mes sou­cis avec Etienne Chouard, un édu­ca­teur à la démo­cra­tie directe qui a insis­té pour prendre la défense d’A­lain Soral et le qua­li­fier de résis­tant, sans doute parce que lui aus­si cri­tique les élites poli­tiques et capi­ta­listes, mais Soral rêve d’une dic­ta­ture, et non d’une démo­cra­tie directe).

En Amé­rique du Nord pré­sen­te­ment, les forces anti­fas­cistes sont régu­liè­re­ment cri­ti­quées par des pro­gres­sistes qui leur reprochent de ne pas res­pec­ter la liber­té d’expression (des fas­cistes et des racistes) et d’être iden­tiques aux fas­cistes, puisque les deux camps pra­ti­que­raient les mêmes méthodes d’intimidation.

Or, j’ai vou­lu mon­trer dans mon livre La peur du peuple (déso­lé, encore de l’autopromotion…) que l’agoraphilie ne se limite pas à la déli­bé­ra­tion dans une ago­ra for­melle ou infor­melle, mais s’incarne aus­si dans des ras­sem­ble­ments contes­ta­taires, des mani­fes­ta­tions, voire des émeutes. Je pré­sente de nom­breux exemples où le dèmos, ou le peuple assem­blé, se mue en plèbe, ou le peuple émeu­tier, et que ces deux formes d’expression et d’action peuvent être légi­times, néces­saires et com­plé­men­taires, selon les contextes et les rap­ports de force.

Dans mon livre sur les Black Blocs et dans ma pré­face du livre de Peter Gel­der­loos, j’explique aus­si que le recours à la force par le peuple peut être légi­time, selon des cri­tères de jus­tice, du bien et du mal, de liber­té et d’égalité, même si c’est illé­gal selon les cri­tères juri­diques de l’État. Ce débat est ali­men­té, pré­sen­te­ment, par la lutte des anti­fas­cistes, alors que des pro­gres­sistes s’émeuvent qu’il soit pro­po­sé de « frap­per un nazi », alors qu’il fau­drait — nous dit-on — argu­men­ter ration­nel­le­ment avec eux. De la défense de la vitrine de McDo à la défense des nazis, cer­tains pro­gres­sistes choi­sissent déci­dé­ment bien mal leurs « vic­times » à défendre.

Il est aus­si pos­sible être légi­time de per­tur­ber une assem­blée qui semble démo­cra­tique, pré­ci­sé­ment parce que ses consé­quences peuvent être injustes, voire désas­treuses, même si le pro­ces­sus de déci­sion est démo­cra­tique. Ain­si, une assem­blée géné­rale d’actionnaires d’une com­pa­gnie dont les acti­vi­tés détruisent la pla­nète incarne — en prin­cipe — l’idéal de la démo­cra­tie directe, mais elle mérite d’être per­tur­bée puisque le sujet de la déli­bé­ra­tion a pour consé­quence la des­truc­tion de la pla­nète. Selon moi, une assem­blée de racistes mérite d’être per­tur­bée, de même qu’une assem­blée de miso­gynes, etc. (même si, évi­dem­ment, il faut consi­dé­rer chaque action selon son contexte).

En d’autres mots : l’histoire de la démo­cra­tie directe et de la lutte entre l’agoraphilie et l’agoraphobie est aus­si l’histoire de car­na­vals tur­bu­lents, de cha­ri­va­ris, des émeutes, des révoltes et des insurrections.


  1. John Clark, trop peu connu en fran­çais, est un spé­cia­liste d’Élisée Reclus et a écrit de nom­breux livres, dont The Impos­sible Com­mu­ni­ty. Il par­ti­cipe aus­si acti­ve­ment au milieu anar­chiste de la Nou­velle-Orléans. Pour décou­vrir ses posi­tions, voir ce texte, à saveur polé­mique : John Clark, « The domi­na­tion of the text : Morris’s rea­ding of the Impos­sible Com­mu­ni­ty », Anar­chist Stu­dies, vol. 26, no. 2, 2018.
  2. Pour en savoir plus, voir leur cha­pitre « Anar­cho-éco­lo­gistes et défis de sur­vie : réflexions (auto)critiques », dans l’ouvrage col­lec­tif, Nous sommes ingou­ver­nables : les anar­chistes au Qué­bec aujourd’hui, Mont­réal, Lux, 2013.

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  1. Au sujet du « nombre » en début d’article…
    Connais­sez-vous le concept du nombre de Dunbar ?

    Le nombre de Dun­bar est le nombre maxi­mum d’in­di­vi­dus avec les­quels une per­sonne peut entre­te­nir simul­ta­né­ment une rela­tion humaine stable. Cette limite est inhé­rente à la taille de notre cer­veau impli­qué dans les fonc­tions cog­ni­tives dites supé­rieures, le néocortex. 

    Ce nombre est esti­mé par l’an­thro­po­logue bri­tan­nique Robin Dun­bar entre 100 et 230 personnes1 et a une valeur admise en pra­tique de 150 personnes.

  2. « des pro­gres­sistes s’émeuvent qu’il soit pro­po­sé de « frap­per un nazi » »
    Le pro­blème avec tout ça aujourd’­hui c’est qu’on peut se faire frap­per pour ses idées, quand bien même elles ne res­tent que des idées (ou des dis­cours). Une per­sonne qui n’aime pas l’ho­mo­sexua­li­té en a le droit… c’est son sen­ti­ment. En revanche, si elle com­mence à aller mas­sa­crer des gens pour leur sexua­li­té, là, il me semble qu’on est en droit d’agir.
    C’est la ou les « anti-fa » sont par­fois dan­ge­reux, quand ils sont uni­que­ment sur le ter­rain des idées ‑et encore, je dirais plu­tôt des éti­quettes que des idées- et la des­sus je rejoints Étienne Chouard qui défend la libre expres­sion de Soral (et d’autres).

    De plus, même der­rière des éti­quettes à prio­ri « d’ex­trême droite », on pioche par­fois des infos (faits his­to­riques, cor­ré­la­tions etc) inté­res­santes qui peuvent nour­rir la réflexion de cha­cun. C’est dom­mage de se limi­ter à ce qu’on a « le droit d’é­cou­ter ».… Sur­tout que la plu­part des gens s’au­to­cen­surent dans leurs lec­tures et du coup s’ap­puient sur des « on dit » pour cri­ti­quer untel et untel (« On dit que Dieu­don­né est anti­sé­mite, donc c’est vrai… mais je ne l’ai jamais écouté »).

    Inter­dire de par­ler à quel­qu’un signi­fie qu’on a peur qu’il parle. Pour­quoi ? On a peur qu’il convainque les autres de sa pen­sée mau­vaise ? Cela signi­fie à mon sens qu’on se place au des­sus des autres, car à prio­ri, on sait mieux que les autres et donc on se donne le droit de les pri­ver, par exemple d’une confé­rence de Soral, car on sait qu’ils ne sont pas capables de faire le tri… N’est-ce pas une pen­sée un poil suprémaciste ?

    J’ai mili­té pour le ras­sem­ble­ment anti-libé­ral en 2007, fait un tas d’ac­tions qu’on pour­rait qua­li­fier « d’ex­trême gauche », je me retrouve plu­tôt, à pré­sent, dans l’a­nar­chisme dans la mesure ou l’E­tat n’a pas de sens pour moi ; et en même temps, entre UE et Etat, je choi­si quand même État ‑c’est pour ça que j’ai voté Asse­li­neau — qui explique très bien par qui a été pro­mue l’UE- comme enti­té plus « rai­son­nable », tout en ayant conscience que ce mec n’est pas mon idole mais qu’il semble dire vrai et juste là des­sus. Et en même temps, je me dis que voter, ça entre­tien le sys­tème, alors je ne devrais peut-être pas…
    Je veux la des­truc­tion de l’é­cole d’E­tat, la chute du sys­tème indus­triel, un retour à des com­mu­nau­tés sau­vages… Et hier j’é­tais sur Ago­ra­vox à écou­ter Pierre Hil­lard, en lais­sant de côté son idéo­lo­gie monar­chiste, mais en y pio­chant des faits his­to­riques intéressants. 

    Tout ça, ça s’ap­pelle le dis­cer­ne­ment. Je choi­si de lire et d’é­cou­ter qui je veux et j’é­vo­lue dans mes réflexions au fil du temps. Il me semble que c’est comme ça qu’a­vance un esprit libre. Et si on est anar­chiste, on est pour l’es­prit libre.

    Voi­la ce que j’a­vais à dire à FDD.

    1. J’a­jou­te­rai sim­ple­ment que taper sur un raciste, un fas­cite, un homo­phobe ou un miso­gyne ne l’a jamais fait chan­ger d’a­vis (tout comme taper sur un com­mu­niste, un anar­chiste, etc.). Cas­ser la vitrine de la licence McDo de Mme Michu ne porte pas pré­ju­dice à la cor­po­rate McDo, cela pose des pro­blèmes seule­ment à Mme Michu.
      La vio­lence (en dehors de la légi­time défense) comme moyen d’ac­tion est légi­time si et seule­ment si elle a un résul­tat, si elle est utile à la cause qu’elle défend.
      Autre­ment, c’est, à mon sens, un nihi­lisme contre-productif.

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