Minding the Gap (en français : « Attention à la marche », voir ici) est un film documentaire de 2018, réalisé par Bing Liu et plusieurs fois primé (Sundance, etc.). Il s’agit d’une chronique des amitiés qui lient trois jeunes hommes de la ville de Rockford, dans l’État de l’Illinois, aux États-Unis, unis par leur amour du skateboard. Les séquences vidéos du documentaire s’étalent sur plus de 12 ans de vie des protagonistes, les plus anciennes ayant été tournées par Bing Liu alors qu’il avait 14 ans.
Le journaliste A. O. Scott, du New York Times, a qualifié le film de « riche et dévastateur essai sur la race, la classe et la masculinité dans l’Amérique du 21ème siècle ». Richard Brody, du magazine The New Yorker, le décrit comme un documentaire où les images de skateboard « ne sont qu’un arrière-plan, un contexte pour le film », dont « la substance — les traumatismes familiaux, le racisme systémique et la débâcle économique — » procure au film une « grande profondeur politique ». L’ironie étant que ces médias de masse (le New York Times, le New Yorker), du fait de leur rôle dans la fabrication du consentement, dans le conditionnement des masses, figurent parmi les principales entités responsables de l’état actuel des choses, y compris, donc, du désastre social exposé dans le documentaire de Bing Liu.
Minding the Gap expose en effet crûment et simplement une partie des calamités que le Progrès inflige aux populations auxquelles il est imposé, le terrible sort que la civilisation techno-industrielle réserve à une partie significative, sinon majoritaire, de ses sujets :
Car c’est aux États-Unis que l’histoire se déroule, sur le territoire de la première puissance économique et militaire du globe, de la « plus grande démocratie [sic] au monde », au pays du Progrès, de la Croissance (du Capitalisme) et du Développement, où l’on s’attendrait, au regard des prétentions de bonheur et de liberté qui accompagnent ledit Progrès (ladite Croissance, etc.), à ne trouver que des gens heureux, épanouis et tranquilles. Or que voit-on : des pères qui battent leurs enfants, des maris qui battent leurs femmes, des jeunes hommes qui battent leurs compagnes, des Noirs qui subissent les affres d’un racisme systémique, des gens perdus dans une société qu’ils n’aiment pas, qu’ils ne comprennent pas et ne contrôlent pas, dans une société qu’ils subissent au lieu de faire — au même titre que le Progrès, la « démocratie » étant évidemment une mystification, une simple prétention, un mensonge. Comme l’écrit une commentatrice[1], ce documentaire dresse le portrait « d’une certaine jeunesse perdue dans des villes sans nom, entre envie de s’en sortir et démons hérités d’une enfance difficile, entre skate et jobs d’appoint ».
Et, non, il ne suffirait pas, contrairement à ce que voudrait un certain réflexe de gauche ou de droite, que des entreprises en mal de main‑d’œuvre reviennent à Rockford pour que les choses aillent mieux. Le problème, ce n’est pas que quelques-uns se retrouvent au chômage. Le problème, c’est cette société dans laquelle la quasi-totalité des gens n’ont aucun pouvoir, celui-ci étant accaparé par une élite. Le problème, c’est cette société dans laquelle les règles du jeu, fixées par ladite élite, imposent à tous les autres de vendre leur temps de vie sur un soi-disant « marché du travail », à un patron, pour produire des marchandises, en échange d’un salaire qui leur permettra d’acheter les marchandises nécessaires à leur survie dans ladite société, et à leur reproduction, puisque, pour le moment, l’élite, au même titre que le système qu’elle sert, a encore besoin de main‑d’œuvre (de « ressources humaines »). Ce qu’explique mieux que moi Robert Dehoux dans Le Zizi sous clôture inaugure la culture.
Quoi qu’il en soit, les faits sont là. Quelques siècles de soi-disant Progrès nous ont menés dans une situation où l’immense majorité des êtres humains, privée de tout pouvoir sur la société-machine dans laquelle elle évolue, s’efforce tant bien que mal de survivre dans un univers de violences physiques et psychologiques dépourvu de toute signification profonde, de sens, confinant au nihilisme.
Au passage, on notera que la situation a évoluée, à Rockford, en ce qui concerne les violences observées. Le documentaire nous apprend qu’un quart des actes violents recensés dans la ville correspondent à des violences domestiques. Plus récemment, de nouvelles statistiques suggèrent que 40% des actes violents, à Rockford, sont des violences domestiques.
Le journaliste du New York Times se trompe. Il ne s’agit pas d’un essai sur « l’Amérique du 21ème siècle ». En ce moment même, au 21ème siècle, aux Amériques, et ailleurs, de nombreuses sociétés non industrielles et non capitalistes (des Arhuacos de Colombie aux Jarawas en Inde) subsistent encore qui, sans être parfaites, ne souffrent pas des afflictions des habitants de Rockford, aux USA, des tourments que la civilisation techno-industrielle capitaliste inflige à sa population, des maux de civilisation. Il en a été ainsi pendant la quasi-totalité de l’histoire humaine. À l’échelle des temps géologiques, de même qu’à l’échelle de l’existence d’Homo Sapiens, cette désastreuse situation dans laquelle la majeure partie de l’humanité se trouve profondément prisonnière et dépendante d’une organisation sociotechnique vouée à détruire les conditions biosphériques qui lui ont permis de prospérer est tout à fait récente. Et, selon toute probabilité, elle ne durera pas.
Et outre la perpétuation d’anciennes sociétés, dans plusieurs régions du monde, des groupes humains qui luttent contre la civilisation industrielle capitaliste et ses États, des zapatistes au Chiapas aux Kurdes du Rojava, en élaborant des sociétés plus démocratiques, plus autonomes, plus respectueuses des êtres humains en général, nous montrent qu’il est possible résister, et nous prouvent eux aussi qu’il est possible de vivre autrement.
Nicolas Casaux