Imposer le français, détruire les patois et les cultures locales, construire la France (par Eugen Weber)

Le texte qui suit est consti­tué d’extraits du livre d’Eugen Weber inti­tu­lé La fin des ter­roirs : la moder­ni­sa­tion de la France rurale (1870–1914). Il traite de la dif­fu­sion impé­ria­liste de la langue fran­çaise, de son expan­sion et de sa conquête du ter­ri­toire France, et de la construc­tion de la France en tant qu’État, plus généralement.


Les nom­breuses aca­dé­mies pro­vin­ciales qui consti­tuaient autant d homo­logues de l’A­ca­dé­mie fran­çaise, se consa­craient à la pro­pa­ga­tion du fran­çais ; mais elles fonc­tion­naient au milieu de popu­la­tions qui connais­saient fort peu cette langue ou l’ignoraient par­fois com­plè­te­ment. En 1726, l’a­ca­dé­mie de Mar­seille renon­ça à ses séances publiques, parce que les audi­teurs ne com­pre­naient pas la langue dans laquelle elles étaient menées. Les membres de ces aca­dé­mies devaient plu­tôt res­sem­bler a des étu­diants étran­gers appre­nant la langue et la lit­té­ra­ture fran­çaises : ils abor­daient la culture pari­sienne comme quelque chose qui n’ap­par­te­nait pas à leur lan­gage et à leur vie de chaque jour. Ils pou­vaient écrire en fran­çais, mais pen­saient dans leur propre langage.

[…] La diver­si­té lin­guis­tique n’avait jamais été dan­ge­reuse pour l’unité admi­nis­tra­tive. Mais on lui atta­cha de l’importance lors­qu’elle appa­rut comme une menace pour l’unité poli­tique — c’est-à-dire idéo­lo­gique. Tous les citoyens devaient com­prendre quels étaient les inté­rêts et les buts de la Répu­blique, décla­ra Bar­thé­le­my de Lan­the­mas à la Conven­tion en 1792. Sinon, il leur serait impos­sible d’y par­ti­ci­per puisque les outils néces­saires leur fai­saient défaut. Un régime qui cher­chait à ins­truire et inté­grer avait besoin d’un ins­tru­ment d’in­for­ma­tion et de pro­pa­gande effi­cace ; mais il pou­vait dif­fi­ci­le­ment en avoir un si la popu­la­tion igno­rait le fran­çais. En novembre 1792, un mois après le dis­cours de Lan­the­mas, le ministre de la Jus­tice créa un bureau pour tra­duire les lois et les décrets en alle­mand, en ita­lien, en cata­lan, en basque et en bas-breton.

Mais cela n’était qu’un expé­dient. L’idéal de la Révo­lu­tion visait à l’u­ni­for­mi­té et à la sup­pres­sion des par­ti­cu­la­rismes. « La réac­tion… parle bas-bre­ton », affir­maient avec insis­tance les jaco­bins. « L’unité de la Répu­blique exige l’unité du dis­cours… le dis­cours doit être un, comme la Répu­blique. » La plu­part des révo­lu­tion­naires étaient d’accord avec Lan­the­mas, lorsque celui-ci décla­rait que les diverses langues « n’ont aucune espèce de dis­tinc­tion et ne sont que des restes de la bar­ba­rie des temps pas­sés ». L’ab­bé Gré­goire expri­ma encore mieux cette idée quand il récla­ma l’élimination de la « diver­si­té d’idiomes gros­siers, qui pro­longent l’en­fance de la rai­son et la vieillesse des pré­ju­gés ». La Conven­tion applau­dis­sait à ces paroles. Elle édic­ta des lois des­ti­nées à abo­lir les dia­lectes, et à les rem­pla­cer par le lan­gage de la Répu­blique, « le lan­gage de la Décla­ra­tion des Droits ». Elle décré­ta que dans toute la Répu­blique, les enfants devaient apprendre « à par­ler, lire et écrire en langue fran­çaise », et que par­tout l’instruction devait être dis­pen­sée « en langue française ».

[…] Un État peu pré­oc­cu­pé de la diver­si­té lin­guis­tique, un catho­li­cisme presque indif­fé­rent à ce pro­blème étaient donc rem­pla­cés par une idéo­lo­gie qui conce­vait l’unité comme un bien posi­tif et qui recon­nais­sait dans le lan­gage un fac­teur impor­tant pour la réa­li­sa­tion de cette uni­té. Comme le comi­té de l’instruction pri­maire de Cahors le décla­rait en 1834, « l’u­ni­té poli­tique et admi­nis­tra­tive du royaume requiert de façon urgente l’unité de la langue dans toutes ses par­ties ». En tout cas, ajou­tait ce comi­té, les dia­lectes du Sud étaient des lan­gages infé­rieurs — point de vue que les siècles pas­sés avaient déve­lop­pé avec plus de dis­cré­tion, mais que les révo­lu­tion­naires avaient clai­ron­né, et que la pro­pa­gande didac­tique cher­chait désor­mais à répandre.

Apprendre le fran­çais au peuple c’était contri­buer à le « civi­li­ser », à l’intégrer dans un monde moderne supé­rieur. Félix Pécaut, l’apôtre de l’éducation pro­gres­siste sous la Troi­sième Répu­blique, expri­ma en 1880 le point de vue gra­dua­liste selon lequel le basque céde­rait bien­tôt la place à « un ordre supé­rieur de civi­li­sa­tion ». Le cri­tique lit­té­raire Fran­cisque Sar­cey avait de plus grandes pré­ten­tions encore : les Fran­çais — tous les Fran­çais — devaient par­ler le même lan­gage, « celui de Vol­taire et du Code, il faut que tous puissent lire le même jour­nal, par­ti de Paris, qui leur apporte les idées éla­bo­rées par la grande ville ». On ne sau­rait expri­mer plus clai­re­ment ce sen­ti­ment impé­ria­liste : la fran­co­pho­nie fit ses pre­mières conquêtes sur le sol natio­nal. Que l’extension du fran­çais ait en effet été per­çue comme une conquête, c’est ce qu’atteste la remarque d’Henri Bau­drillart selon laquelle la langue d’oc était en train de « céder à l’as­cen­dance de la langue des vain­queurs ». Les popu­la­tions locales étaient d’ac­cord : « La langue fran­çaise n’est pour nous qu’une langue impo­sée par droit de conquête », décla­rait l’his­to­rien mar­seillais Fran­çois Mazuy. Tou­te­fois, cette conquête fut lente. Un siècle après l’abbé Gré­goire, l’u­ni­té res­tait un but et une source de pré­oc­cu­pa­tion, comme en témoignent les appré­hen­sions expri­mées par le ministre de l’In­té­rieur en 1891 : les curés qui conti­nuaient à prê­cher en dia­lecte « pou­vaient mettre en dan­ger l’u­ni­té fran­çaise ». Le Dieu fran­çais a tou­jours été un Dieu jaloux. Il ne peut être ado­ré qu’en fran­çais, disait Ana­tole de Mon­zie dans sa fameuse cir­cu­laire de 1925, qui auto­ri­sait « le seul lan­gage fran­çais, dont le culte jaloux ne peut jamais avoir trop d’autels ».

[…] En tout cas, jusqu’à la Pre­mière Guerre mon­diale, le « lan­gage mater­nel fran­çois » de Fran­çois Ier n’était pas celui de la plu­part des citoyens fran­çais. Comme Arnold Van Gen­nep l’écrivait en 1911, « pour les pay­sans et les ouvriers, la langue mater­nelle est le patois, la langue étran­gère le français ».

[…] Il fal­lut beau­coup de temps avant que l’on cesse de pen­ser en patois. L’enfant patoi­sant connais­sait les oiseaux, les arbres et les cours d’eau par leurs noms locaux. Les noms fran­çais qu’il avait appris à l’école n’étaient jamais asso­ciés à des choses fami­lières, mais res­taient déta­chés, évo­quaient un domaine loin­tain des images abstraites.

[…] Un mot évoque une image, ou un groupe d’images, et on peut ren­con­trer de sérieuses dif­fi­cul­tés quand un mot fami­lier dans votre propre langue com­porte des conno­ta­tions toutes dif­fé­rentes dans une autre ; c’était le cas, par exemple, du mot ren­tier, qui, dans le Sud, ne dési­gnait pas un homme qui avait une rente et en vivait mais celui qui devait la payer. Même au niveau de la pure pra­tique, des pro­blèmes d’ajustement men­tal peuvent sur­gir quand un objet doté d’un genre ou d’une per­son­na­li­té par­ti­cu­lière dans une langue en reçoit d’autres par la tra­duc­tion. Gas­ton Bon­heur en cite un exemple frap­pant à pro­pos de la rivière Aude. Dans le patois local, la rivière n’était pas trai­tée comme un objet, mais comme une per­sonne. On n’employait pra­ti­que­ment jamais l’ar­ticle défi­ni à son pro­pos : on allait à Aude, on disait qu’Aude était haute, qu’Aude gro­gnait, et ain­si de suite. Il fal­lut un chan­ge­ment de men­ta­li­té total pour qu’on ajoute un petit article au nom de la rivière. Il n’est pas éton­nant que les enfants et les adultes aient eu des dif­fi­cul­tés à employer une langue qui n’é­tait pas seule­ment étran­gère en elle-même, mais qui pré­sen­tait aus­si une vision du monde étrangère.

[…] Le lan­gage est une tech­nique pour domi­ner la réa­li­té. Les dia­lectes locaux avaient maî­tri­sé le monde quo­ti­dien de l’ex­pé­rience pay­sanne, l’avaient per­son­ni­fié dans ses détails. Quand le par­ler urbain évin­ça les dia­lectes, le fami­lier devint étran­ger. Le par­ler nou­veau, les mots nou­veaux, les formes nou­velles ne per­met­taient pas de par­ti­ci­per aus­si aisé­ment et immé­dia­te­ment à des situa­tions que le temps et l’ha­bi­tude avaient ren­dues com­munes et fami­lières, et que les mots, si l’on peut dire, avaient éga­le­ment domes­ti­quées. Le nou­veau voca­bu­laire était plus abs­trait. Les valeurs et les idées qu’il véhi­cu­lait étaient plus exté­rieures ou dis­tantes. Il fal­lait faire un effort intel­lec­tuel pour réta­blir le contact avec les objets et les expé­riences. Ce besoin de réajus­te­ment pro­vo­quait une cer­taine timi­di­té (cette « sau­va­ge­rie » dont nous avons par­lé), non seule­ment dans l’expression en public, mais aus­si dans l’acceptation inté­rieure et pri­vée d’un nou­veau monde très dif­fé­rent de l’ancien.

« À pré­sent, disait le Père Gorse dans sa Cor­rèze de la fin du XIXe siècle, le pay­san n’a plus de lan­gage pour le ser­vir. Il a désap­pris le patois ; il manque même de mots pour expri­mer sa pen­sée. Et quand il les emploie, c’est de façon absurde. Il ne sait pas ce qu’ils dési­gnent. Le fran­çais dans lequel il a été bru­ta­le­ment jeté… lui fait oublier sa langue limou­sine, mais ne pénètre pas jusqu’à lui. »

[…] À quel moment la France est-elle deve­nue « une » ? C’est là chose bien connue. Qua­rante rois ont tra­vaillé dur à la tâche, mais c’est la Révo­lu­tion fran­çaise qui a fina­le­ment mené cette œuvre à bien : elle a abo­li les par­ti­cu­la­rismes locaux, par­ache­vé l’u­ni­té natio­nale la plus forte et la plus com­pacte qu’une nation ait jamais connue. Ain­si que Hip­po­lyte Taine l’affirmait dans sa pré­face aux Ori­gines de la Révo­lu­tion en France, en 1808 « tous les traits de la France [étaient] éta­blis et défi­ni­tifs ». C’est à peu de chose près ce qu’enseignaient les manuels sco­laires de la Troi­sième Répu­blique : un peuple, un pays, un gou­ver­ne­ment, une nation, une patrie. C’est ce qu’ont expo­sé sans relâche les his­to­riens, axiome rap­pe­lé par Albert Soboul : « La Révo­lu­tion fran­çaise a com­plé­té la nation, qui est deve­nue une et indivisible. »

***

Sauf que la réa­li­té est tout autre, comme le sou­ligne Eugen Weber par la suite :

[…] Lors de son voyage dans les Alpes fran­çaises, en 1846, Adolphe Blan­qui trou­vait des « popu­la­tions plus sous­traites à l’influence fran­çaise que celles des îles Mar­quises ». Quelque vingt ans plus tard, un voya­geur anglais, tra­ver­sant l’autre bout du pays, expri­mait des sen­ti­ments très sem­blables. Les habi­tants des Landes, écri­vait-il, « vivent sur le sol fran­çais, mais ne peuvent être appe­lés fran­çais. Ils parlent une langue aus­si inin­tel­li­gible pour un Fran­çais que pour un Anglais ; ils ne pos­sèdent aucune des carac­té­ris­tiques natio­nales — et fort peu, sans doute, de sang français ».

[…] Per­sonne, au XIXe siècle, n’a entre­pris la moindre enquête d’en­ver­gure sur la conscience natio­nale et sur le patrio­tisme. Les dis­cus­sions menées sur ce thème au début du XXe siècle se sont concen­trées exclu­si­ve­ment sur des groupes urbains — géné­ra­le­ment étu­diants. Les études ulté­rieures ne semblent pas non plus exhaus­tives. Les quelques maté­riaux que j’ai pu ras­sem­bler montrent la néces­si­té d’une étude plus sys­té­ma­tique. Tou­te­fois, ces maté­riaux, tels qu’ils sont, nous révèlent une nation très incom­plè­te­ment inté­grée. Le Sud-Ouest, l’Ouest et le Centre consti­tuent, une fois de plus, les prin­ci­paux bas­tions de résis­tance. Au XIXe siècle, les Basques étaient répu­tés ne par­ta­ger aucune affi­ni­té avec le reste de la France. « Fer­més aux influences du dehors », déplo­rait Félix Pécaut en 1880, ils n’avaient guère été tou­chés jusqu’alors par « l’action éman­ci­pa­trice du génie fran­çais ». A l’autre bout des Pyré­nées, où, en 1844, les Fran­çais étaient consi­dé­rés à l’égal de chiens, « le sang fran­çais n’était encore gref­fé que de façon incon­sis­tante sur la souche espagnole ».

[…] La Savoie, qui avait voté dans les années 1860 sa réunion avec la France, était à peine assi­mi­lée en 1870, comme le savaient bien sol­dats et fonc­tion­naires, trai­tés d’aventuriers étran­gers par ses habi­tants, et vic­times de « la haine injuste [des Savoyards] pour tout ce qui porte un nom fran­çais ». Les Savoyards com­bat­tirent cou­ra­geu­se­ment en 1870–1871, mais, « indé­pen­dam­ment du départ de quelques rares sol­dats », cette guerre impré­vue, avec sa défaite encore plus impré­vue, eut fort peu d’effet sur la vie locale : « Tout se pas­sait comme dans un rêve loin­tain. » Lorsque le rêve tour­na au cau­che­mar et que la menace d’une occu­pa­tion alle­mande com­men­ça à pla­ner, cer­tains groupes savoyards exi­gèrent des mesures radi­cales : une occu­pa­tion de troupes suisses, la rup­ture avec la France, une décla­ra­tion d’autonomie et de neutralité.

[…] Ain­si ce radi­cal de Saint-Julien, qui s’é­criait en 1873 : « A bas la France ! A bas les Fran­çais !… Nous détes­tons les Fran­çais. Il faut faire une révo­lu­tion pour s’en débar­ras­ser. » Conduit au tri­bu­nal pour avoir insul­té un gen­darme (« Je me fous de vous, vous êtes Fran­çais, je hais les Fran­çais, je ne l’ai jamais été et je ne le serai jamais »), l’homme fut seule­ment frap­pé d’une amende par des juges locaux bien dis­po­sés. Aucun espoir pour le patrio­tisme dans ce dépar­te­ment, se plai­gnait le pré­fet en 1874. Un subor­don­né voyait les choses avec plus de luci­di­té : il était encore trop tôt pour espé­rer que les Savoyards se sentent Fran­çais. Ce qui pou­vait s’ap­pli­quer, on l’a vu, tout aus­si jus­te­ment aux régions situées aux alen­tours de la Savoie. Là, aus­si, comme l’ont recon­nu les auteurs d’une récente étude sur les chan­ge­ments ruraux en Mau­rienne : « Ces hommes n’ont pas pu encore accé­der à une conscience natio­nale… La soli­da­ri­té subie avec l’É­tat ne les fait pas par­ti­ci­per aux tra­di­tions et au pro­jet com­mun qui défi­nissent une nation. »

[…] L’armée consi­dé­rait les popu­la­tions de manière très terre à terre : étaient-elles ami­ca­le­ment dis­po­sées ? Pou­vait-on en espé­rer de l’aide ? Ou bien s’at­tendre à des pro­blèmes ? Quelle était la meilleure façon de s’y prendre avec elles ? Étant don­né que leurs rap­ports n’é­taient pas des­ti­nés à être publiés, les offi­ciers pou­vaient s’ex­pri­mer en toute fran­chise et leurs juge­ments étaient géné­ra­le­ment dépour­vus d’illu­sions. Ain­si, dans les Pyré­nées, le patrio­tisme de la popu­la­tion locale ne serait pas lésé si son ter­ri­toire était annexé par l’Espagne, écri­vait un offi­cier : « Je ne les crois pas, en effet, assez fran­çais par le cœur » (1853). Et un autre, à Pont-de-Cé, dans la Maine-et-Loire, où l’on pou­vait trou­ver de bons com­bat­tants à la condi­tion qu’ils res­tent près de chez eux, décla­rait : « Ils sont encore Ange­vins et non Fran­çais » (1859). Le Corse, bien sûr, « a tou­jours sup­por­té impa­tiem­ment le joug de l’étranger ; ce n’est pas [notre] conquête qui l’at­tache à jamais à la France » (1860). Dans l’Hé­rault, « la popu­la­tion est peu patrio­tique en géné­ral », et « peu por­tée à faire des sacri­fices » (1862). « Jamais ce pays n’a été jus­qu’à pré­sent à même de mon­trer direc­te­ment son patrio­tisme, lit-on à pro­pos de l’Allier, et comme toutes les popu­la­tions cen­trales il en a peu » (1864).

Il ne fal­lait pas trop s’inquiéter d’un tel état de choses, mais se pré­pa­rer à prendre les mesures appro­priées. « Il n’y a pas de rai­son de craindre les habi­tants… Faciles à tenir par la peur » (Loi­ret, 1828). « Les pay­sans de la Brie sont timo­rés et peu rusés, et toute résis­tance de leur part serait faci­le­ment réduite » (Seine-et-Marne, 1860). Les habi­tants du Midi pos­sèdent « un sou­ve­nir de leurs liber­tés pas­sées qui les rend dif­fi­ciles », mal­ai­sés à manier, et réti­cents à obéir aux ordres ; « un déploie­ment de force suf­fi­ra néan­moins à bri­ser ces résis­tances » (Hérault, 1862).

[…] « Les gens de Limoges sont à la lois agres­sifs et lâches. Tous ceux de la ville et de la cam­pagne ont des sen­ti­ments patrio­tiques fort peu déve­lop­pés. » En cas de com­bats dans la région, on ne pour­rait pas comp­ter sur l’aide de la popu­la­tion (Haute-Vienne, 1873). Dans la val­lée de l’Indre, mal­heu­reu­se­ment, « l’esprit mili­taire et le patrio­tisme sont peu déve­lop­pés » (Indre-et-Loire, 1873). En des­cen­dant vers le Midi, la men­ta­li­té était encore pire. La popu­la­tion « manque com­plè­te­ment de patrio­tisme » ; non seule­ment elle n’accepterait aucun sacri­fice, mais elle n’hésiterait pas à pro­vo­quer des troubles (Hérault, 1874). Géné­ra­le­ment tout à fait hos­tile à l’ar­mée ; les troupes pou­vaient s’attendre à des dif­fi­cul­tés (Gard et Vau­cluse, 1877). Les choses n’avaient pas radi­ca­le­ment chan­gé depuis l’époque où les gens s’étaient oppo­sés à la conscrip­tion avec des fourches, ou s’étaient enfuis dans les col­lines. Certes, les condi­tions géné­rales ren­daient main­te­nant dif­fi­ciles de telles réac­tions, mais il y avait eu peu de chan­ge­ments dans les mentalités.

[…] « On n’a pas encore trou­vé le secret de faire une patrie sans des idées com­munes », sou­li­gnait Pecaut en 1879. Avant que cette com­mu­nau­té pût se réa­li­ser, il fau­drait plus de dra­peaux et plus d’instituteurs.

Les ins­ti­tu­teurs auraient à incul­quer en outre quelque chose d’encore inexis­tant, en fait une sorte de reli­gion : c’est-à-dire, pour reprendre les mots de Gam­bet­ta, qu’« il est un être moral auquel un homme] peut tout don­ner, tout sacri­fier, sa vie, son ave­nir, …et que cet être c’est… la France ».

[…] Un grand nombre de Fran­çais n’étaient pas conscients de for­mer une nation avant que les longues cam­pagnes d’éducation de la fin du XIXe siècle le leur aient appris et que leur propre expé­rience et le chan­ge­ment de leur condi­tion les aient convain­cus que cela avait un sens.

Fina­le­ment, on a recours à la force. Fina­le­ment, mais aus­si dès le début, et tout au long du pro­ces­sus. C’est la cen­tra­li­sa­tion, décla­rait Alexandre San­gui­net­ti, « qui a per­mis la construc­tion de la France mal­gré les Fran­çais, ou au milieu de leur indif­fé­rence… La France est une construc­tion poli­tique déli­bé­rée pour la créa­tion de laquelle le pou­voir cen­tral n’a jamais ces­sé de lut­ter ». Véri­té d’é­vi­dence, sans doute ; mais véri­té trop sou­vent oubliée.

E.J. Hobs­bawm se deman­dait récem­ment si la « nation » était la « ten­ta­tive de rem­plir le vide créé par le déman­tè­le­ment de la com­mu­nau­té et des struc­tures sociales anciennes ». En réa­li­té, cette asser­tion ren­verse l’ordre des faits, tout au moins en ce qui concerne la France. En France, la nation poli­tique de l’An­cien Régime fonc­tion­nait à côté de la com­mu­nau­té tra­di­tion­nelle et des struc­tures sociales exis­tantes. La nation idéo­lo­gique de la Révo­lu­tion, elle, se devait d’entrer en riva­li­té avec celles-ci. Elle n’a pas été inven­tée à par­tir de leur déman­tè­le­ment : son inven­tion impli­quait leur déman­tè­le­ment. Il est inté­res­sant, dans ce contexte, de lire les réflexions du socio­logue Mar­cel Mauss à pro­pos de l’injustice de l’impérialisme cultu­rel, d’un mou­ve­ment pan­ger­ma­niste ou pan­slave essayant d’imposer « une civi­li­sa­tion domi­nante à une socié­té com­po­site ». Mauss, qui est un homme culti­vé et humain, ne pense jamais que cette cri­tique pour­rait aus­si bien s’appliquer à la France.

Eugen Weber


Et pour­tant, c’est très pré­ci­sé­ment ce qu’il s’est pas­sé en France. Afin de construire la France, de venir à bout de l’é­di­fi­ca­tion de ce pro­jet monar­chiste, anti­dé­mo­cra­tique, enta­mé par « qua­rante rois », il a fal­lu la des­truc­tion, par la force et la pro­pa­gande (l’école, la sco­la­ri­sa­tion), « de la com­mu­nau­té et des struc­tures sociales anciennes ». Ce qui, comme le montre Eugen Weber, était ouver­te­ment for­mu­lé par dif­fé­rentes figures d’autorité.

Ce que ces extraits choi­sis font res­sor­tir, c’est tout cela. Ils rap­pellent ce fait sou­vent oublié ou pas­sé sous silence que la construc­tion de la France en tant qu’État (de même que la construc­tion de l’I­ta­lie, du Royaume-Uni, etc.), est un pro­jet roya­liste, impé­ria­liste, monar­chiste, mais jamais démo­cra­tique : les États modernes ne sont pas des construc­tions démo­cra­tiques, des éma­na­tions des volon­tés de tous les habi­tants des ter­ri­toires qu’ils occupent, mais tout l’in­verse. La France est l’autre nom du Royaume de France, l’I­ta­lie du Royaume d’I­ta­lie, le Royaume-Uni, eh bien, son nom est suf­fi­sam­ment expli­cite. Pour com­plé­ter ce texte d’Eu­gen Weber, vous pou­vez lire cet autre article :

https://www.partage-le.com/2018/08/de-la-royaute-aux-democraties-modernes-un-continuum-antidemocratique-par-nicolas-casaux/

Ou encore, celui-ci :

https://www.partage-le.com/2015/01/la-standardisation-du-monde-james-c-scott/

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  1. Voi­ci ce que j’ai vécu à Poul­laouën, au centre du Finis­tère, entre 1955 et 1960. J’ai connu le fameux sym­bole. Celui qui l’a­vait le don­nait celui qu’il enten­dait par­ler le bre­ton. Quelle belle leçon de dénon­cia­tion orga­ni­sée par l’é­cole publique d’é­tat. Celui qui l’a­vait le soir était puni et res­tait copier 100 fois « je ne par­le­rai plus le bre­ton ». En ren­trant, apres deux ou trois kilo­mètres de che­mins boueux, il rece­vait sou­vent une tor­gnole car son père avait dû ren­trer les vaches à sa place.
    Pas moi, mon père était menuisier.
    On ne me par­lait que le fran­çais à la maison.
    C’est donc en cachette que j’ai appris le bre­ton en jouant aux billes der­rière la can­tine. Je n’ai jamais eu le sym­bole le soir. C’é­tait exci­tant de désobéir. 
    Vers 10 ans, j’ai fait mon coming out au cours d’une dis­cus­sion à table entre mes parents et des amis.
    C’é­tait en bre­ton. Je n’é­tais pas d’ac­cord avec ce qui se disait et je me suis réso­lu à inter­ve­nir en breton.
    Stu­pé­fac­tion de mes parents ! Comme si le ciel leur tom­bait sur la tête. Mais où a‑t-il appris???
    Au bout de quelques minutes, je crois qu’il étaient fiers car j’a­vais fait une bonne intervention…moi aus­si, j’é­tais fier, et sou­la­gé de ne plus devoir me cacher…sauf à l’école !!!!

    La start-up nation va vous faire le même sort. Envoyez des emails, et soyez au top. Allez‑y les gars !
    Mais, s’il vous plaît, pas de larmes ensuite…

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Derrière les idées reçues : à propos de la centrale solaire prévue à Barrettali, dans le Cap Corse (par Nicolas Casaux)

Sur le territoire de la petite commune de Barrettali, dans le Cap Corse, la société Corsica Verde s’apprête, en coopération avec la mairie, à installer une centrale solaire au sol, « sur le flanc Sud d’un vallon actuellement occupé par du maquis ». Le projet occupera une superficie totale de 119 040 m² (11,9 ha), dont environ 6,5 ha pour les 17 232 panneaux photovoltaïques (modules polycristallins) qui seront posés. D’après ses promoteurs, la réalisation de cette centrale est tout à fait positive pour les raisons habituelles, celles que donnent tous les promoteurs de ce genre de projet. Produire de l’énergie « verte » est une bonne chose, cela s’inscrit dans une dynamique qui rend plus « verte », plus « durable » notre société. Cela participe au développement économique de la commune et de la région, à l’augmentation de leur « autonomie énergétique », etc. Qu’en est-il en réalité ?