La collapsologie comme lamentation bourgeoise de l’effondrement de la civilisation (par Nicolas Casaux)

La col­lap­so­lo­gie n’en finit plus de nous effon­drer avec des livres tous plus mau­vais les uns que les autres. En juin der­nier est par exemple sor­ti N’ayez pas peur du col­lapse, écrit par Pierre-Éric Sut­ter et Loïc Stef­fan, et pré­fa­cé par Pablo Servigne.

« Psy­cho­logue du tra­vail, psy­cho­thé­ra­peute, direc­teur de l’Ob­ser­va­toire de la vie au tra­vail et diri­geant de mars-lab, cabi­net d’op­ti­mi­sa­tion de la per­for­mance sociale et de pré­ven­tion de la san­té au tra­vail, nous rap­porte le site de la librai­rie Eyrolles, Pierre-Éric Sut­ter inter­vient depuis près de 25 ans auprès des sala­riés et des orga­ni­sa­tions pour opti­mi­ser l’a­dé­qua­tion de l’homme et de son envi­ron­ne­ment pro­fes­sion­nel. » Pierre-Éric Sut­ter est aus­si l’auteur de Évi­tez le stress de vos sala­riés (Édi­tions d’Or­ga­ni­sa­tion, 2009) et de S’é­pa­nouir au tra­vail, c’est pos­sible ! (Ellipses, 2010). Loïc Stef­fan est Codi­rec­teur de l’Observatoire des vécus du col­lapse (OBVECO), pro­fes­seur agré­gé d’éco-gestion, et pro­sé­lyte catho. Pablo Ser­vigne, on ne le pré­sente plus.

Ce qui pose notam­ment pro­blème, dans la col­lap­so­lo­gie, comme je vais essayer de le mon­trer une nou­velle fois, ici, c’est la confu­sion, l’incohérence, le carac­tère contra­dic­toire voire mys­ti­fi­ca­teur de son dis­cours. Dès la pre­mière phrase de la pré­face, Pablo Ser­vigne donne le ton :

« Forêts, éco­sys­tèmes, insectes, nappes phréa­tiques, espèces, cultures, pays, sys­tèmes poli­tiques, finance… Il y a tou­jours des effon­dre­ments en cours, ils sont par­tiels, graves, et ce sont des faits. »

Assi­mi­ler ces « effon­dre­ments », c’est-à-dire les crises qui touchent ces dif­fé­rentes enti­tés, est plus que trom­peur. On peut dou­ter qu’il y ait, actuel­le­ment, effon­dre­ment de la finance (les riches s’enrichissent, comme d’habitude, le capi­ta­lisme se porte encore très bien), mais admet­tons. Il n’en reste pas moins que la des­truc­tion en cours des forêts, des éco­sys­tèmes, des insectes, des nappes phréa­tiques et des espèces est le pro­duit des « sys­tèmes poli­tiques » et de la « finance ». Pablo Ser­vigne for­mule cela comme s’il y avait une sorte de cause externe, sur­na­tu­relle ou extra-ter­restre, en train de pré­ci­pi­ter ces « effon­dre­ments tou­jours en cours ». Cette pro­pen­sion à pré­sen­ter les choses de manière indé­ter­mi­née, ambi­guë, confuse, à dis­si­mu­ler les inter­ac­tions, à ne pas men­tion­ner les liens de cause à effet, les forces agis­santes, les conflits d’in­té­rêts, la conflic­tua­li­té en géné­rale, est assez carac­té­ris­tique du dis­cours de nombre de col­lap­so­logues. Ain­si, quelques lignes plus loin, Pablo Ser­vigne écrit : « Aujourd’hui, nous — tous les êtres vivants — sommes embar­qués dans une sacrée galère, les dégâts sont déjà immenses et les nuages s’obscurcissent à l’horizon ». Nous sommes tous dans le même bateau, bien entendu.

Le genre d’in­ter­ven­tion que pro­pose Pierre-Eric Sutter

Le côté apo­li­tique de ce dis­cours appa­raît plus clai­re­ment encore lorsque Pablo Ser­vigne nous explique que la décou­verte de ce que la civi­li­sa­tion n’était pas viable est venue inter­rompre les plans d’avenir, l’idylle des futurs collapsologues :

« Les mau­vaises nou­velles du monde arri­vaient au moment où nous construi­sions un ave­nir avec nos com­pagnes, nos études ter­mi­nées, des pro­jets plein la tête et des bébés dans les bras. »

Car la col­lap­so­lo­gie n’a aucun pro­blème avec les ins­ti­tu­tions de la socié­té indus­trielle capi­ta­liste, au sein des­quelles elle aspire à trou­ver sa place, en consti­tuant « un savoir cohé­rent au sein de l’institution scien­ti­fique » (Ser­vigne). Dépas­sée, ou oubliée, l’époque des Gro­then­dieck, où des scien­ti­fiques expo­saient et dénon­çaient eux-mêmes le rôle ter­ri­ble­ment nui­sible, aus­si bien éco­lo­gi­que­ment que socia­le­ment, de « l’institution scien­ti­fique », créée par et pour le capi­ta­lisme. Pablo Ser­vigne, qui n’hésite sou­vent pas à se dire anar­chiste, signe d’ailleurs ici la pré­face d’un livre dont les auteurs asso­cient « l’anarchisme » à des idées « extré­mistes voire extrêmes ». Qu’importe. Pablo est bien­veillant, et signe­ra la pré­face de qui veut. Encore une fois, la cohé­rence importe vrai­ment peu. Pablo Ser­vigne nous en four­nit un autre exemple en écri­vant que « la col­lap­so­lo­gie devrait tou­jours tendre vers le plu­riel, la com­plexi­té, les nuances, les effon­dre­ments, et donc ramer contre ce cou­rant sim­pli­fi­ca­teur (mais tel­le­ment irré­sis­tible) du sin­gu­lier, de l’effon­dre­ment, du col­lapse »… dans la pré­face d’un livre inti­tu­lé N’ayez pas peur du col­lapse ! (Et sur la cou­ver­ture duquel, comble du comble,  on trouve cette cita­tion de Pablo Ser­vigne : « Le col­lapse fait bou­ger notre rap­port au monde, à la mort, à la socié­té. Il change le sens de nos vies. »)

***

Le col­lapse (les bour­geois, hips­ters et autres gens ten­dance aiment les angli­cismes) dont il est ici ques­tion, c’est bien évi­dem­ment celui de la civi­li­sa­tion indus­trielle. Le livre ne per­met pas le moindre doute à ce sujet. La catas­trophe (poten­tielle) dis­cu­tée ici, c’est l’effondrement de la civi­li­sa­tion indus­trielle. Voi­là le drame. Voi­là le « sujet anxio­gène : l’effondrement de notre civi­li­sa­tion, ou dit plus sim­ple­ment, le col­lapse ». Voi­là « l’innommable : la fin […] de notre civi­li­sa­tion ther­mo-indus­trielle […]. » « La pos­si­bi­li­té du col­lapse fait en effet peur, très peur, à tout le monde. » Mais si l’effondrement de la civi­li­sa­tion est anxio­gène pour de nom­breux indi­vi­dus, on rap­pel­le­ra que la civi­li­sa­tion (tout court) est très anxio­gène pour beau­coup d’autres, et par­fois, peut-être, en par­tie, pour les mêmes. En témoignent les bur­nouts, bore-outs et autres troubles psy­chiques en aug­men­ta­tion (stress, angoisses, dépres­sions, etc.), qui touchent toutes les tranches d’âge, même les plus jeunes. En psy­cho­logue du tra­vail, Pierre-Éric Sut­ter ne l’ignore pas. On rap­pel­le­ra aus­si que la civi­li­sa­tion est anxio­gène pour le monde entier, pour toutes les espèces vivantes, pour tous les êtres vivants qu’elle sou­met à d’innombrables nui­sances envi­ron­ne­men­tales (réchauf­fe­ment cli­ma­tique, pol­lu­tions atmo­sphé­riques, dégra­da­tions des milieux de diverses manières, par exemple au tra­vers de la frag­men­ta­tion des habi­tats qu’implique la construc­tion de routes, voies fer­rées, etc., mais aus­si pol­lu­tions sonores, pol­lu­tions des sols, et ain­si de suite), quand elle ne les détruit pas pure­ment et sim­ple­ment. Notre sym­pa­thie allant davan­tage aux baleines et aux ours, aux Pyg­mées et aux Kogis, l’anxiété de ceux qui redoutent l’écroulement de leur socié­té omni­ci­daire nous appa­rait comme une blague amère.

C’est-à-dire qu’en décou­vrant que la civi­li­sa­tion détruit le monde (ou les mondes) et que ce n’est pas viable, pas sou­te­nable, et qu’elle risque donc de s’écrouler, la réac­tion de nombre de « col­lap­so­logues », qui serait aus­si celle, sans doute, de bon nombre de civi­li­sés, consiste à se lamen­ter sur le sort de la civi­li­sa­tion. « Les acti­vi­tés qui depuis plus de deux siècles en ont décou­lé [de la révo­lu­tion indus­trielle] nui­raient tel­le­ment à l’en­vi­ron­ne­ment et seraient tel­le­ment dépen­dantes des res­sources non renou­ve­lables qu’elles créent des dés­équi­libres qui se retour­ne­raient contre nous » (l’emphase est mienne). Quand le sage montre la lune…

« Et si c’é­tait vrai ? La sidé­ra­tion nous sai­sit : nous nous sen­tons per­dus, à la fois éga­rés et condam­nés. Les infor­ma­tions col­lap­so­lo­giques sont trau­ma­ti­santes : notre ali­men­ta­tion, notre sécu­ri­té, notre vivre-ensemble, notre culture, notre socié­té sont mena­cés… En somme, notre pas­sé comme notre futur semblent remis en cause. Com­ment gérer la char­gé émo­tive que sus­ci­té cette annonce, entre charge cog­ni­tive et charge de connaissances ? »

« Pour qui s’informe rapi­de­ment sur le sujet, il est aisé de savoir que les atteintes à l’environnement sont telles qu’elles menacent l’humanité ; notre civi­li­sa­tion, telle qu’elle s’est construite depuis la pre­mière révo­lu­tion indus­trielle. » (C’est tout au long de leur ter­rible livre que Stef­fan et Sut­ter amal­gament, confondent huma­ni­té et civi­li­sa­tion indus­trielle. Mais une inexac­ti­tude de plus ou de moins…)

Autre­ment dit, les col­lap­so­logues sont des gens pour qui tout allait bien, ou presque, jusqu’à ce que la pers­pec­tive de l’effondrement poten­tiel­le­ment à venir de la civi­li­sa­tion indus­trielle leur tombe des­sus. Des malades ima­gi­naires. « Redi­sons cela plus direc­te­ment : les infor­ma­tions peuvent nous effrayer au point d’influer néga­ti­ve­ment sur nos pen­sées, sur notre psy­ché et sur nos com­por­te­ments, jusqu’à nous empê­cher de vivre serei­ne­ment avant même que le col­lapse se soit pro­duit : “Qui craint de souf­frir, souffre déjà de ce qu’il craint…” comme l’écrivait Mon­taigne. » Plus loin : « Si nous conti­nuons à pui­ser incon­si­dé­ré­ment dans les res­sources de la pla­nète, il sera bien­tôt de plus en plus dif­fi­cile de bien man­ger, bien boire, bien res­pi­rer, en bref de vivre cor­rec­te­ment. » Le mas­sacre de la nature, d’innombrables êtres vivants, de com­mu­nau­tés bio­tiques entières, pose pro­blème en ce qu’il pour­rait, à l’avenir, nous empê­cher de « bien man­ger, bien boire ». Le col­lap­so­logue, ain­si ter­ras­sé par une « crainte par anti­ci­pa­tion de l’ef­fon­dre­ment à venir » doit alors cher­cher à « gérer sa souffrance ».

Que cela nous dit-il des valeurs qu’on leur a incul­quées ? Eh bien que le monde natu­rel, l’ensemble du monde vivant, importe moins, en fin de compte, que la civi­li­sa­tion à laquelle les civi­li­sés sont tota­le­ment iden­ti­fiés et atta­chés, la per­ce­vant sous un jour glo­ba­le­ment posi­tif. La sur­vie de leurs proches, et la leur propre (dépen­dant de celle de la civi­li­sa­tion), leur importe plus que la pros­pé­ri­té de la vie sur Terre, que le sort de toutes les autres espèces vivantes, de toutes les com­mu­nau­tés bio­tiques, de toutes les autres cultures humaines res­tantes, que leur civi­li­sa­tion ado­rée anéan­tit de jour en jour. Ce qui témoigne d’un sens des prio­ri­tés par­ti­cu­liè­re­ment insou­te­nable (à l’image de la civi­li­sa­tion qui le pro­duit et s’en nour­rit). La pros­pé­ri­té des com­mu­nau­tés bio­tiques, la san­té de la bio­sphère, dont dépendent tous les êtres humains, devraient être primordiales.

Peut-être faut-il alors rap­pe­ler, ou expli­quer, aux col­lap­so­logues, que la si for­mi­dable civi­li­sa­tion est une orga­ni­sa­tion anti­so­ciale, psy­cho­pa­thique, rédui­sant tout au sta­tut de « res­sources » à exploi­ter, uti­li­ser ou consom­mer ; où les humains eux-mêmes sont réduits à l’état de « res­sources humaines », rouages impuis­sants d’une machi­ne­rie capi­ta­liste mon­dia­li­sée, sujets d’oligarchies tech­no­cra­tiques elles-mêmes assu­jet­ties à l’inertie du sys­tème qu’elles per­pé­tuent, condam­nés à vendre leurs temps de vie à l’Entreprise-monde, à s’entr’exploiter les uns les autres, inté­gra­le­ment dépos­sé­dés de leur apti­tude à for­ger leurs propres cultures, à for­mer eux-mêmes le genre de socié­té dans lequel ils sou­haitent vivre, à orga­ni­ser eux-mêmes leur propre sub­sis­tance, leurs rela­tions entre eux et avec la nature, la repro­duc­tion de leur vie quo­ti­dienne. Rap­pe­ler, encore, que la civi­li­sa­tion est une ter­mi­tière humaine où les femmes et les enfants sont sys­té­ma­ti­que­ment abu­sés, bat­tus, vio­len­tés, ou vio­lés ; où l’abêtissement est géné­ra­li­sé et crois­sant ; où les inéga­li­tés vont pareille­ment crois­sant ; où les troubles psy­chiques (stress, angoisses, dépres­sions, bur­nouts, bore-outs, etc.), tou­jours plus nom­breux, sont aus­si épi­dé­miques que les éga­le­ment tou­jours plus nom­breuses « mala­dies de civi­li­sa­tion », dont ils semblent faire par­tie, et que les addic­tions et toxi­co­ma­nies en tous genres ; où nombre d’autres ani­maux sont quo­ti­dien­ne­ment mal­trai­tés, tor­tu­rés, tués ; qui n’a de cesse d’étendre son empire mor­ti­fère, sa tech­no­sphère, son urba­ni­sa­tion, ses pol­lu­tions de tout (des eaux, de l’atmosphère, des sols, des corps, etc.), ses ravages, et dont le seul hori­zon per­cep­tible est un empi­re­ment inexo­rable de toutes ces tendances.

***

Quoi qu’il en soit, loin de cher­cher de manière quelque peu rigou­reuse à com­prendre com­ment cette situa­tion, où la civi­li­sa­tion indus­trielle détruit le monde, s’est déve­lop­pée, et ce qu’on pour­rait faire pour mettre un terme à ce désastre, les col­lap­so­logues, pour les­quels le désastre est plu­tôt l’effondrement de la civi­li­sa­tion indus­trielle, se contentent de l’anticiper en ima­gi­nant divers scé­na­rios, en for­mu­lant divers conseils pour bien le vivre, y sur­vivre, et peut-être recons­truire de sym­pa­thiques socié­tés éco-capi­ta­listes par la suite.

C’est ain­si qu’ils raillent ceux qui, contrai­re­ment à eux, cherchent à com­prendre : « On est aus­si frap­pé par les boucs émis­saires mis en avant sans dis­cus­sion pos­sible : c’est la faute au patriar­cat, c’est la faute au colo­nia­lisme, c’est la faute au capi­ta­lisme […] ». Car pour eux, si l’on peut bien par­ler de « pro­blèmes d’excès du capi­ta­lisme », reste que les « échanges mar­chands sont néces­saires aux échanges humains » et que « la dis­pa­ri­tion du capi­ta­lisme pour­rait géné­rer des crises d’approvisionnement ou de soli­da­ri­té. De plus, sans échanges, il est dif­fi­cile de lever des impôts qui financent la soli­da­ri­té collective. »

Et s’ils ne cherchent pas plus que cela à com­prendre les choses, c’est en grande par­tie parce qu’eux appré­cient la socié­té indus­trielle capi­ta­liste (autre­ment, ils ne se lamen­te­raient pas sur son effon­dre­ment). Certes, ils recon­naissent qu’elle a des défauts, et notam­ment celui de ne pas être viable. Quel dom­mage ! Mais Stef­fan et Sut­ter tiennent à rap­pe­ler tous les bien­faits du capi­ta­lisme : « Depuis la plus haute Anti­qui­té, les hommes entre­tiennent des rela­tions mar­chandes qui régulent les vio­lences. » (Deux siècles après Adam Smith, le même mythe du sys­tème mar­chand paci­fi­ca­teur, tan­dis que l’on devrait tous sai­sir, aujourd’hui, que les plus grands mas­sacres ont été et sont per­pé­trés par les civi­li­sa­tions mar­chandes, eth­no­ci­daires et géno­ci­daires, que le sys­tème mar­chand est un concen­tré de vio­lences). « Il faut aus­si prendre la juste mesure du for­mi­dable déve­lop­pe­ment qu’a per­mis le fonc­tion­ne­ment éco­no­mique moderne ». S’ensuivent les maigres remarques habi­tuelles des lau­da­teurs du Pro­grès : nous vivons plus long­temps (allon­ge­ment de l’espérance de vie) et nous mou­rons moins (dimi­nu­tion de la mor­ta­li­té infan­tile). Évo­lu­tions sta­tis­tiques qui ne relèvent que du quan­ti­ta­tif, qui ne disent rien de la qua­li­té de la vie, du bon­heur, de la joie de vivre, or, ain­si que se le deman­dait très jus­te­ment Gio­no, « quel pro­grès peut exis­ter s’il n’est pas la joie de vivre ? »

Mais encore une fois, nos col­lap­so­logues ne sont en rien mili­tants, ils ne s’intéressent à aucune lutte sociale, ils ne per­çoivent aucuns pro­blèmes sociaux si ce n’est celui d’un poten­tiel effon­dre­ment à venir de la civi­li­sa­tion. Leur pers­pec­tive, loin d’être bio­cen­trée ou éco­cen­trée (c’est-à-dire fon­dée sur cette « humi­li­té prin­ci­pielle » qui « place le monde avant la vie, la vie avant l’homme ; le res­pect des autres êtres avant l’amour-propre », ain­si que l’a for­mu­lé Claude Lévi-Strauss dans son livre Mytho­lo­giques 3, L’origine des manières de table), est des plus conven­tion­nelles. Le capi­ta­lisme, ils appré­cient, l’État, ils appré­cient, le Pro­grès, idem. Il ne leur vient jamais à l’idée de remettre en ques­tion le qua­li­fi­ca­tif de « démo­cra­tie » qu’ils uti­lisent à de nom­breuses reprises pour dési­gner l’organisation poli­tique fran­çaise. La col­lap­so­lo­gie, c’est l’occasion pour des bour­geois (des civi­li­sés) d’exhiber leur atta­che­ment à — leur amour de — la civi­li­sa­tion, de faire l’éloge du Pro­grès, tout en déplo­rant sa poten­tielle fin prochaine.

La seule ques­tion qui les inté­resse, la voici :

« Nous serons tous confron­tés au col­lapse ; mais com­ment le vivrons-nous si nous ne nous y pré­pa­rons pas dès main­te­nant, tant inté­rieu­re­ment qu’extérieurement ? »

Et en guise de pré­pa­ra­tion au col­lapse, nos bour­geois sur­vi­va­listes pro­meuvent tout et n’importe quoi, et sur­tout n’importe quoi : « Éco-action », « éco-pro­jet », « éco­no­mie cir­cu­laire », « l’économie sym­bio­tique » d’Isabelle Delan­noy, laquelle pro­meut l’écologie indus­trielle (site de Kalund­borg au Dane­mark), « rési­lience locale », « modes de vie du Bhou­tan » (cli­ché pseu­do-éco­lo­gique par­mi d’autres, voir ici), « pro­duc­tion élec­trique sur le modèle d’Enercoop », s’inspirer des « recom­man­da­tions de l’ADEME », « iso­ler les bâti­ments », « modi­fier nos mobi­li­tés », « le para­mé­trage des impri­mantes en rec­to-ver­so », « adop­ter les bons éco-gestes », qui devien­dront « éco-habi­tude » ou « éco-com­por­te­ment », « être éco-ver­tueux », faire preuve d’ « éco-enga­ge­ment », « nous infor­mer sur les trans­for­ma­tions de modes de vie éco-com­por­te­men­tale à por­tée de main », deve­nir « res­pon­sables de maga­sins avec des pro­duits en vrac », « médi­ter », adop­ter une « spi­ri­tua­li­té col­lap­so­so­phique », deve­nir « éco-spi­ri­tuel », par­ve­nir à plus « d’authenticité “éco-exis­ten­tielle” », etc., sachant que « pour entre­prendre ce tra­vail, il faut pou­voir réunir tous les acteurs d’un ter­ri­toire (État, région, dépar­te­ment, col­lec­ti­vi­tés, acteurs socioé­co­no­miques ou non ins­ti­tu­tion­nels) pour par­ta­ger les mêmes constats ».

Par ailleurs, ils nous enjoignent pour­tant de nous méfier des « théo­ries fumeuses ». Allez com­prendre. Mais n’ayant pas ten­té de com­prendre com­ment la catas­trophe en cours s’est consti­tuée, autre­ment dit de com­prendre le pro­blème de la des­truc­tion de la nature, pas plus qu’ils n’ont essayé de com­prendre les innom­brables tares et autres pro­blèmes sociaux, humains, qui carac­té­risent intrin­sè­que­ment le capi­ta­lisme et la civi­li­sa­tion indus­trielle (ne les per­ce­vant pas, ou, du moins, n’en dis­cu­tant pas), c’est tout natu­rel­le­ment qu’ils en arrivent à pro­po­ser toutes sortes d’â­ne­ries en guise de solution.

En bref, voi­ci donc quelques-uns des pro­blèmes du dis­cours de ces col­lap­so­logues, et de beau­coup de col­lap­so­logues, sinon de la col­lap­so­lo­gie en général :

1- Une pers­pec­tive anthro­po- voire socio­cen­trée, avec tout ce que cela implique.
2- Une pers­pec­tive apo­li­tique, acri­tique, vis-à-vis de la civi­li­sa­tion indus­trielle, du Pro­grès, de la culture dominante.
3- Une absence d’a­na­lyse sérieuse des tenants et abou­tis­sants de la situation.
4- La repro­duc­tion du nar­cis­sisme domi­nant, qui abou­tit à une sorte de sur­vi­va­lisme bour­geois, à des objec­tifs ridi­cules, confus ou incohérents.

Cela dit, dans la confu­sion de leurs objec­tifs, de ce qu’ils pro­meuvent, nos col­lap­so­logues encou­ragent le recou­vre­ment d’une cer­taine auto­no­mie, la recons­ti­tu­tion de socié­tés plus petites et res­pec­tueuses de la nature, et d’autres choses qui les rap­pro­che­raient des mou­ve­ments éco­lo­gistes radi­caux s’ils ne les for­mu­laient pas de manière vague, et/ou en les asso­ciant, de manière par­fai­te­ment inco­hé­rente, à des idées tou­jours très capi­ta­listes, éta­tistes, bien trop civi­li­sées (s’ils veulent vrai­ment que les êtres humains recouvrent de l’autonomie, indi­vi­duel­le­ment et à l’échelle de col­lec­tifs à taille humaine, ils devraient être cri­tiques de l’État, du sys­tème tech­no­lo­gique et du capi­ta­lisme, ce qu’ils ne sont aucu­ne­ment, au contraire ; pro­mou­voir le retour au local, la rési­lience, l’autonomie, mais aus­si l’économie sym­bio­tique d’une Isa­belle Delan­noy et « l’écologie indus­trielle » de « l’écosystème indus­triel » de Kalund­borg, cela n’a aucun sens ; etc.). En l’état des choses, leur dis­cours n’est pas pour aider à ren­for­cer ou consti­tuer des mou­ve­ments de luttes contre le capi­ta­lisme, contre la civi­li­sa­tion, mais au contraire pour pro­mou­voir le ver­dis­se­ment de la socié­té indus­trielle, du capi­ta­lisme, et une forme de sur­vi­va­lisme bour­geois (si l’effondrement de la civi­li­sa­tion vous fait peur, ache­tez-vous des ter­rains, des mai­sons à la cam­pagne, et pré­pa­rez l’effondrement façon Yves Cochet ou façon Rabhi, éco-hameaux, etc.).

Une der­nière chose, qui illustre peut-être l’essentiel du pro­blème de la pers­pec­tive de Sut­ter et Stef­fan. S’ils avaient vou­lu faire preuve de décence, ils auraient dénon­cé les exac­tions tou­jours com­mises au nom du chris­tia­nisme — par exemple, les mis­sion­naires cin­glés qui conti­nuent d’évangéliser et donc d’ethnocider, voire de géno­ci­der, de par le monde — au lieu de s’efforcer de défendre, en bons chré­tiens, leur reli­gion his­to­ri­que­ment et encore pré­sen­te­ment nui­sible à bien des égards.

Nico­las Casaux


Relec­ture : Lola Bearzatto

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6 comments
  1. Je com­prends et admets les reproches que vous pou­vez faire à ce « cou­rant » de col­lap­sol­logue, mais j’ai néan­moins du mal à sai­sir ce que vous pro­po­sez?? Reje­ter le mode de vie d’un Pierre Rabhi me parait abso­lu­ment incongru…
    Je suis per­sua­dé que le capi­ta­lisme est néfaste et que nous devons l’anéantir mais dans un monde à 8 mil­liards d’etres humains, com­ment vivre de troc si plus de com­merce ? Que vont tro­quer ceux qui n’ont rien ?
    Il serait inté­res­sant de par­ta­ger votre regard sur l’après capitalisme…

    1. Croire que le troc est la seule alter­na­tive à l’argent est faire fausse route : le troc est encore un rap­port mar­chand. Voi­la encore la preuve qu’on a bien été for­ma­tés. La « Nature » troque-t-elle ? Elle donne.

    2. Mer­ci pour cette énième mise au point sur les « col­lap­so­logues ». C’est effec­ti­ve­ment ce qu’on constate dans la vie de tous les jours : les bobos s’ac­com­mo­daient très bien de leur vie ( y com­pris de tenir des dis­cours éco­lo mais sans rien chan­ger), pri­vi­lé­giée (même sans faire par­tie des mil­lion­naires). Ils craignent l’effondrement civi­li­sa­tion­nel quand je l’at­tends impatiemment. 

      Je leur en veux même : qu’est ce qu’il fout leur effon­dre­ment à ne pas venir ? Ça ne devrait pas tar­der selon les pro­nos­tics ? Merde…

      En tout cas à voir les plans des ultras-riches pour nous mettre encore un peu plus dedans (pseu­do-pan­dé­mie, assi­gna­tion à domi­cile en télé­tra­vail, masques, 5G, drones, satel­lites par­tout et mode de vie ultra-tech­no­lo­gique), eux ne semblent pas voir les choses tout à fait de la même manière…

      Merde, il fout quoi cet effon­dre­ment ? Qu’il vienne, on sera enfin tranquille.

  2. L’au­teur, pour ne pas le citer,
    Elu­cide bien des choses de ma conscience lucide
    C’est pour­quoi j’ap­pré­cie de lire ses développements
    Qui me disent que ma conscience n’est pas déviante
    Oui. Je dois dire qu’il n’y a pas de site francophone
    Que je connaisse
    Qui va plus en pro­fon­deur dans le pro­blème écolo-politique
    De la sur­vi­vance de notre biodiversité
    D’aus­si bien l’é­crire et de le décrire

    Main­te­nant, pour payer, mon­naie sonnante,
    Il me fau­drait les ren­sei­gne­ments pour faire un versement
    Sur votre compte IBAN
    C’est seule­ment comme ça que je verse mes paiements
    Sans carte de crédit !

    Bien à vous — Fred Liech­ti — Feu­fol­let pour les autres

  3. On arrive au point cru­cial où toutes ces sciences nous crachent leur imbécilité.
    mais doré­na­vant nous sommes masqués,
    et comme Zor­ro nous conti­nue­rons à zébrer tous ces Gar­cias mal­gré leurs crachats.
    Le point fort de notre époque c’est la cor­rup­tion, éta­lée comme une flaque de consu­mé­ristes bague­nau­dant sur des rayons de mar­chan­dises. Elle est cotée en bourse et la mène, elle encou­rage et sti­mule les volontés.
    C’est une reli­gion, une héroïne.
    Socrate a défi­ni la science, per­sonne encore ne lui a rabais­sé son caquet.
    J’en suis fort aise, c’est mon pote.
    Vivent les mar­chan­dises, vive la science, et vive la corruption.

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