Nous sommes en l’an 10 000, à peu près, après l’avènement de la civilisation, il fait 50°C au Canada, bientôt 20°C au pôle sud, lacs, mers et océans sont inexorablement remplis de plastiques, de métaux lourds et de substances chimiques toxiques en tous genres, tout comme les sols de la planète et les corps des êtres vivants (humains y compris). Les dernières forêts continuent d’être abattues, l’atmosphère d’être enrichi de gaz à effet de serre et de polluants divers et variés, les espèces vivantes d’être exterminées, des animaux non-humains d’être reproduits et massacrés en masse, les inégalités sociales de croître furieusement, le patriarcat d’opprimer femmes, enfants et – dans une moindre mesure – hommes, la bétonisation de s’étendre en étouffant la planète, les derniers peuples autochtones d’être détruits, l’agriculture industrielle de ravager les terres, et les imbéciles de croire qu’une autre civilisation techno-industrielle, bio, durable et équitable (démocratique) pourrait exister, que par le vote (seul et dernier misérable ersatz d’influence, de possibilité de participer à (très légèrement) orienter le fonctionnement de la société à la disposition des citoyens) un monde meilleur pourrait advenir.
Les causes de ce désastre total, ubiquitaire (bien trop partiellement décrit ci-dessus), sont évidemment multiples et intriquées. L’impuissance de l’individu face à l’État explique son impuissance à freiner le désastre écologique. Mais impossible de critiquer l’État sans critiquer la volonté de puissance et le capitalisme, qui lui sont liés. Et impossible de critiquer le capitalisme et l’État sans critiquer la technologie, qu’ils produisent conjointement. Inversement, donc, impossible de critiquer la technologie sans critiquer l’État et le capitalisme. Et impossible de critiquer l’État et ses hiérarchies sociales sans critiquer la taille des regroupements humains qui constituent les sociétés modernes, largement excessive pour — donc incompatible avec — la démocratie réelle, c’est-à-dire directe. Aussi, impossible de déplorer toutes ces calamités sans rien dire du patriarcat sur lequel elles reposent toutes. Et impossible de critiquer le patriarcat sans critiquer les stéréotypes sexuels qu’il impose — le genre. Et impossible de critiquer ces stéréotypes sexuels et le patriarcat en général sans critiquer le transgenrisme qui s’y enracine largement. Et impossible de critiquer le transgenrisme (ou la technologie, ou le capitalisme) sans critiquer le transhumanisme, qui promet la décorporation la plus absolue. Et impossible de critiquer le transhumanisme sans critiquer la volonté de puissance et la technologie. Et impossible de critiquer la technologie sans critiquer les technologies dites « vertes » et les autres absurdités ou mensonges « durables ». Et impossible de critiquer ces mystifications « vertes » sans critiquer les médias (de masse) qui participent allègrement à les promouvoir. Et impossible de critiquer ces médias sans critiquer le capitalisme. Et impossible de critiquer le capitalisme sans critiquer la propriété privée, la propriété foncière, l’argent, le salariat, le travail, et tous ses autres fondements : impossible de critiquer le capitalisme sans critiquer l’État (on en revient toujours aux grands systèmes généraux qui sous-tendent l’intégralité de la civilisation moderne : l’État, le capitalisme, la technologie, le patriarcat).
D’innombrables connexions (interrelations, interdépendances) entre tous les aspects, tous les éléments (macros ou micros) du monde moderne pourraient être décrites. (Impossible de critiquer l’écocide en cours sans critiquer l’ethnocide : l’anéantissement de la diversité culturelle humaine ; impossible de critiquer l’ethnocide sans critiquer l’État et le capitalisme et donc la technologie, etc.) Comme le note avec insistance Annie Le Brun : « Une des plus graves formes d’aliénation aujourd’hui réside dans le fait de ne pas voir que tout se tient, la culture de masse correspondant au crabe reconstitué, le matraquage médiatique aux pluies acides, le relookage des villes à la chirurgie esthétique[1] », l’« entreprise de ratissage de la forêt mentale [à] l’anéantissement de certaines forêts d’Amérique du Sud sous le prétexte d’y faire passer des autoroutes[2] ».
Tout se tient, la déforestation au Congo et la popularité de Cyril Hanouna, les migrants en Méditerranée et les yachts des milliardaires, les violences policières et le réchauffement climatique, l’augmentation des cancers infantiles et l’existence d’internet, l’obésité et les batteries au lithium, l’industrie chimique et la PMA (ou la GPA), la gauche et la droite, la scolarisation et les centrales nucléaires, les éoliennes offshore et la covid-19, la puissance et la destruction, le développement des réseaux ferroviaires et celui des inégalités sociales, la consommation croissante d’hypnotiques, d’antidépresseurs et d’anxiolytiques et la disparition des lucioles, la science et la guerre, etc. Et c’est parce que tout se tient que tout (tout ce qui fait partie ou procède du vaste réseau que forment les systèmes généraux susmentionnés, qui correspond à peu près à ce qu’on nomme la civilisation) est à critiquer et à rejeter.
(Bien entendu, jamais les médias (de masse) ni aucune institution majeure ne promouvront une critique de la totalité du monde moderne (cela reviendrait pour eux à se tirer une balle dans le pied ; aucune entreprise, aucun type d’entreprise, aucune institution n’a intérêt à promouvoir sa propre disparition). En revanche, ils invitent régulièrement diverses sommités arguant que tout critiquer relèverait de l’extrémisme (alors qu’inexorablement détruire le monde n’a rien d’extrême, c’est simplement le coût de la modernité, voilà tout, on partira sur Mars quand on en aura fini avec la Terre et tout sera pour le mieux), ou qu’il se trouve un juste milieu, qu’on pourrait réformer ci sans renoncer à ça, avoir le beurre et au moins une partie de l’argent du beurre, ou ne renoncer à rien parce que la technologie et le Progrès rendent tout possible, ou d’autres balivernes du genre.)
Nicolas Casaux