Primitivisme : Polémique avec Pierre Madelin, réponse et contre-réponse

Suite à notre com­men­taire de son inter­view dans Marianne et de son livre Faut-il en finir avec la civi­li­sa­tion ?, Pierre Made­lin a sou­hai­té nous répondre. On publie donc ici sa réponse, for­mu­lée en 10 remarques, aux­quelles nous répon­dons à notre tour (en bleu).

Ana Mins­ki & Nico­las Casaux


Cher Nico­las, chère Ana,

Sans pré­ten­tion à l’exhaustivité, voi­ci quelques réponses aux cri­tiques très par­tiales et sou­vent cari­ca­tu­rales que vous m’adressez, même si le meilleur démen­ti à ces cri­tiques reste incon­tes­ta­ble­ment la lec­ture de mon livre :

1) Je regrette tout d’abord que la cri­tique que vous m’adressez mobi­lise avant tout l’interview que j’ai accor­dée récem­ment au jour­nal Marianne, et non mon livre Faut-il en finir avec la Civi­li­sa­tion ?, tant il est évident qu’un entre­tien, aus­si réus­si soit-il, aura tou­jours une dimen­sion sim­pli­fi­ca­trice par rap­port au pro­pos d’un ouvrage. Je regrette ensuite que votre article s’ouvre par ce que je n’hésiterai pas à qua­li­fier de « sophisme par insi­nua­tion et asso­cia­tion » ; pré­sen­ter Marianne comme un jour­nal « scien­tiste », « nucléa­riste », « qui publie ce jour un entre­tien avec Pierre Lar­rou­tu­rou à pro­pos du “finan­ce­ment durable et mas­sif de la tran­si­tion éco­lo­gique” », comme pour lais­ser insi­dieu­se­ment entendre que je serais moi-même pas­sé du « mau­vais côté de la force » en leur accor­dant cet entre­tien, ou que j’entretiendrais je ne sais quelle com­pli­ci­té secrète envers ces idées. Pour­tant, à moins de défendre une concep­tion fort étri­quée et sec­taire du débat d’idées, nul n’est besoin de par­ta­ger toutes les posi­tions d’un média pour y expo­ser ses propres convic­tions. Du reste, au cours de l’année écou­lée, bien d’autres auteurs, dont la com­plai­sance envers le capi­ta­lisme vert et l’idéologie du Pro­grès reste à prou­ver, ont accor­dé, eux aus­si, des entre­tiens à cet heb­do­ma­daire : Jérôme Baschet, Thier­ry Paquot, Mat­thieu Amiech et j’en passe.

Libre à cha­cun d’accepter de coopé­rer ou non avec tel ou tel média de ce genre. Mais ce que tu devrais réa­li­ser, ce que tu sembles d’ailleurs plus ou moins réa­li­ser (« aura tou­jours une dimen­sion sim­pli­fi­ca­trice par rap­port au pro­pos d’un ouvrage »), c’est qu’au bout du compte, ce qui res­sort de ton inter­view pour Marianne, c’est une cri­tique assez néga­tive (et sim­pli­fi­ca­trice) du pri­mi­ti­visme. Voi­là à quoi ton inter­view leur aura ser­vi. À déni­grer le pri­mi­ti­visme (et, plus pré­ci­sé­ment, l’anarchoprimitivisme, on y revien­dra). Oui, tu es plus nuan­cé (on y revien­dra éga­le­ment) dans ton livre, mais c’est aus­si cette inter­view qui a moti­vé notre réplique.

D’autre part, à l’heure où les tech­no­lo­gies sont de plus en plus inva­sives et où toute ten­ta­tive pour les refu­ser ou les contrô­ler est consi­dé­rée comme une reven­di­ca­tion « pri­mi­tive », où le mot « Amish » est une insulte pré­si­den­tielle envers tous ceux qui refusent de se sou­mettre au tech­no­ca­pi­ta­lisme, où ces mêmes tech­no­lo­gies nous conduisent vers un ave­nir de plus en plus car­cé­ral et anes­thé­siant, il nous semble par­ti­cu­liè­re­ment urgent de sou­te­nir, autant que faire se peut, ceux qui tentent encore de se libé­rer de cette tyran­nie tech­no­cra­tique. Com­prends donc qu’accepter une inter­view dans un jour­nal comme Marianne afin de cri­ti­quer l’anarchoprimitivisme puisse paraître rela­ti­ve­ment absurde, voire contre-productif.

2) Vous me repro­chez de faire usage de la caté­go­rie de « chas­seurs-cueilleurs ». Comme toute caté­go­rie en phi­lo­so­phie ou en sciences sociales, il va de soi que celle-ci est cri­ti­quable, et l’article de Ber­nard Arcand auquel vous me ren­voyez est à cet égard tout à fait pas­sion­nant ; je vous remer­cie de m’avoir signa­lé cette pré­cieuse réfé­rence. Ayant cepen­dant eu la curio­si­té de taper sur le moteur de recherche de votre site inter­net le mot « chas­seurs-cueilleurs », quelle ne fut pas ma sur­prise de décou­vrir que cette caté­go­rie que vous jugez obso­lète appa­raît sans com­men­taire cri­tique dans plu­sieurs titres d’articles que vous avez publiés et dans de nom­breux textes par ailleurs. Bref, il fau­drait savoir.

Non, on ne te reproche pas d’avoir fait usage de cette caté­go­rie. Nous n’avons nulle part écrit ça. On cite cet article de manière acces­soire (lit­té­ra­le­ment entre paren­thèses), parce qu’il est inté­res­sant et en rap­port avec ton livre dans la mesure où il revient (briè­ve­ment) sur les tra­vaux de Tes­tart. C’est tout. (Le « il n’y a jamais eu de chas­seurs-cueilleurs » d’Arcand est d’ailleurs plus pro­vo­ca­teur qu’autre chose, lui-même employant cette caté­go­rie dans divers autres textes.)

3) Je n’ai jamais pure­ment et sim­ple­ment assi­mi­lé DGR au pri­mi­ti­visme, mais il ne me semble pas non plus aber­rant de l’y asso­cier, tant la fron­tière est floue entre l’un et l’autre cou­rant. Et le simple fait que votre texte, où vous démen­tez le carac­tère pri­mi­ti­viste de DGR, s’intitule « En défense du pri­mi­ti­visme » n’aide pas pré­ci­sé­ment à éclair­cir les débats sur ce point.

On te cite :

« Rares sont les théo­ri­ciens et les groupes mili­tants qui se réclament expli­ci­te­ment du pri­mi­ti­visme, y com­pris dans le monde anglo-saxon qui en est pour­tant le foyer d’origine. C’est la rai­son pour laquelle mon livre ne leur est pas consa­cré mais s’attache plu­tôt à cer­ner ce que recouvre cette « sen­si­bi­li­té » pri­mi­ti­viste qui a gagné du ter­rain dans les débats éco­lo­gistes ces der­nières décen­nies, por­tée par des anthro­po­logues, des pré­his­to­riens, des his­to­riens. […] Même si per­sonne en France n’appelle à un retour au mode de vie des chas­seurs-cueilleurs, cette vision de l’histoire infuse les débats intel­lec­tuels autour des grandes tran­si­tions qu’ont connues les socié­tés humaines. À la marge, elle s’est même intro­duite dans les milieux mili­tants. L’organisation éco­lo­giste Deep Green Resis­tance – qui a fait son appa­ri­tion dans l’Hexagone – se réclame ain­si d’une cri­tique de la civi­li­sa­tion. »

L’association, si elle n’est pas par­fai­te­ment expli­cite, est assez clai­re­ment sug­gé­rée. Et, oui, DGR n’est pas anar­cho­pri­mi­ti­viste. Ceux qui ont lu le livre DGR le savent, tout comme ceux qui lisent Le Par­tage com­prennent sans doute la dif­fé­rence entre, d’un côté, une cri­tique de la civi­li­sa­tion, et de l’autre une idéa­li­sa­tion du pas­sé, du mode de vie des chas­seurs-cueilleurs, une volon­té de faire en sorte que (ou une aspi­ra­tion à ce que) l’humanité dans son ensemble retourne à ce mode de vie (idéa­li­sé) pré­cis. Comme nous l’avons rap­pe­lé, Der­rick Jen­sen (et d’autres membres de DGR) a lui-même cri­ti­qué l’anarchoprimitivisme pour diverses rai­sons. Cela étant, si nous ne nous récla­mons pas de l’anarchoprimitivisme, nous lui trou­vons un cer­tain nombre de qua­li­tés, ce qui explique notre volon­té de le défendre.

4) Vous me repro­chez de ne pas défi­nir avec pré­ci­sion le concept de « civi­li­sa­tion », et il est vrai que j’ai sans doute man­qué de rigueur lexi­cale sur ce point. Mais j’aimerais vous retour­ner la cri­tique, car j’ai beau avoir cher­ché assi­dû­ment, je n’ai jamais trou­vé de défi­ni­tion claire et rigou­reuse de la notion de civi­li­sa­tion ni chez des mili­tants de DGR ni dans des textes de l’organisation ou de ses proches. Cer­tains m’ont dit que la civi­li­sa­tion, c’était la domes­ti­ca­tion, ce qui équi­vaut à une posi­tion pri­mi­ti­viste, dont vous vous défen­dez. D’autres m’ont par­lé des hié­rar­chies et de la domi­na­tion, mais voi­là des cri­tères assez larges. D’autres encore ont évo­qué l’apparition des villes. Bref, le brouillard… Cette nébu­lo­si­té du concept de civi­li­sa­tion dans les cou­rants « anti-civ » est d’ailleurs l’une des rai­sons pour les­quelles je ne leur ai consa­cré aucun cha­pitre dans mon livre, tant ils offrent peu de prises à la cri­tique ; le pri­mi­ti­visme, aus­si sim­pliste et cri­ti­quable soit-il, a au moins le mérite d’une cer­taine clar­té, puisque c’est la domes­ti­ca­tion qu’il place à l’origine de la civi­li­sa­tion et du désastre dans lequel nous sommes aujourd’hui plongés.

« […] j’ai sans doute man­qué de rigueur lexi­cale sur ce point. Mais j’aimerais vous retour­ner la cri­tique […] ». Qu’on sache, aucun de nous n’a écrit de livre inti­tu­lé Faut-il en finir avec la civi­li­sa­tion ? sans défi­nir et dis­cu­ter le terme. Ensuite, tout dépend de tes exi­gences en termes de clar­té et de rigueur. Ou alors tu as vrai­ment mal cher­ché. La civi­li­sa­tion est défi­nie dans divers écrits de Der­rick Jen­sen, et dans divers textes publiés sur Le Par­tage. Autre­ment, la défi­ni­tion du dic­tion­naire, les défi­ni­tions com­munes, four­nissent de bons points de départ. Le fait que quelqu’un t’a dit ci ou ça n’est pas par­ti­cu­liè­re­ment signi­fi­ca­tif, ne fait pas une base de dis­cus­sion très sérieuse sur ce que DGR avance ou non. Le concept de civi­li­sa­tion n’est pas par­ti­cu­liè­re­ment nébu­leux. Il l’est sans doute moins que celui de pri­mi­ti­visme, que tu réduis non seule­ment à l’anarchoprimitivisme, mais en outre à un indi­vi­du spé­ci­fique (Paul She­pard), que tu ériges en figure emblé­ma­tique du cou­rant, alors qu’il n’est pas même men­tion­né sur les pages Wiki­pé­dia fran­çaise et anglaise qui lui sont consa­crées (pour prendre des exemples de pré­sen­ta­tions grand public), et qu’il n’est sans doute même pas connu de tous ceux qui pour­raient se récla­mer de l’anarchoprimitivisme (l’est-il seule­ment de la majo­ri­té d’entre eux ?).

5) À lire le compte-ren­du que vous pro­po­sez de mon livre, un lec­teur ou une lec­trice non averti(e) pour­rait presque avoir l’impression que je suis deve­nu en quelques mois le Ste­ven Pin­ker de la pen­sée éco­lo­giste, que je me suis ral­lié à l’éloge incon­di­tion­nel du Pro­grès et que j’ai dépeint les chas­seurs-cueilleurs comme d’affreux sau­vages bar­bo­tant dans la faim, la misère et la mort. Il me sem­blait pour­tant avoir défen­du dans mon livre une vision plus nuan­cée (mon édi­teur David Mur­ray m’a d’ailleurs assu­ré que ma cri­tique du pri­mi­ti­visme était « bien­veillante »). Qu’on en juge par ce pas­sage de ma conclusion :

« Bien sûr, les socié­tés pré-agri­coles, ain­si qu’un cer­tain nombre de socié­tés agri­coles pré-indus­trielles, peuvent être pour le mou­ve­ment éco­lo­giste une source d’inspiration à dif­fé­rents niveaux. Au niveau de leur orga­ni­sa­tion maté­rielle, elles témoignent sou­vent d’une connais­sance fine de leur milieu et d’une capa­ci­té remar­quable à en inté­grer les contraintes éco­lo­giques. Au niveau de leurs repré­sen­ta­tions – ce que l’on a désor­mais cou­tume de nom­mer, dans le sillage des tra­vaux de Phi­lippe Des­co­la, leurs « onto­lo­gies » – elles révèlent éga­le­ment sou­vent une com­pré­hen­sion appro­fon­die des rela­tions d’interdépendance qui tissent le monde vivant et ignorent toute idée de rup­ture entre l’humanité et la Terre.

En revanche, leurs ins­ti­tu­tions sociales, tra­ver­sées par des rap­ports de domi­na­tion par­fois très durs, ne doivent pas être idéa­li­sées. Les peuples de chas­seurs-cueilleurs n’ont pas d’État et prennent sou­vent des déci­sions dans le cadre d’assemblées qui feraient rêver n’importe quel par­ti­san de la démo­cra­tie directe, mais nombre d’entre eux pra­tiquent éga­le­ment la guerre, la tor­ture rituelle ou l’anthropophagie. Ils ne féti­chisent pas le Tra­vail et se gardent la plu­part du temps de toute ten­dance à l’accumulation, mais il n’est pas rare qu’ils pra­tiquent l’esclavage, et les femmes, ces oppri­mées de tou­jours, y subissent bien sou­vent des trai­te­ments qui feraient à juste titre hur­ler n’importe quelle fémi­niste contem­po­raine. Cette ances­tra­li­té de la vio­lence et de la domi­na­tion dans les socié­tés humaines peut avoir quelque chose de dépri­mant, mais il faut néan­moins l’affronter et en tirer cer­taines conclusions. »

Non seule­ment mon livre ne se contente pas de « taper sur le pri­mi­ti­visme », mais il lui recon­naît trois grands mérites ; si j’avais jugé le pri­mi­ti­visme tota­le­ment inin­té­res­sant, je ne me serais pas emmer­dé à lui consa­crer un livre… Son pre­mier mérite est de sou­le­ver des inter­ro­ga­tions macro-his­to­riques, ayant trait à l’histoire uni­ver­selle, que la plu­part des his­to­riens et des anthro­po­logues, par crainte de s’éloigner de leurs domaines de com­pé­tences scien­ti­fiques, évitent de se poser : quelle est l’origine de l’État ? D’où nous vient cette ten­dance à la vio­lence et à la guerre ? Quelles sont les ori­gines des inéga­li­tés et des hié­rar­chies sociales ? Quelle est la racine de la domi­na­tion de cer­tains groupes humains par d’autres ? Quelle est la source de la domi­na­tion de la nature et de la crise éco­lo­gique ? Son deuxième mérite, c’est qu’il est un des rares cou­rants de la pen­sée éco­lo­giste – avec l’écologie sociale et l’écoféminisme – qui ait per­çu avec une telle acui­té à quel point la domi­na­tion de la nature et la domi­na­tion de cer­tains groupes d’êtres humains par d’autres étaient liées. Enfin, le troi­sième mérite du pri­mi­ti­visme est d’avoir sou­li­gné, dans la conti­nui­té d’une longue tra­di­tion amé­ri­caine, à quel point il était impor­tant de pré­ser­ver « la part sau­vage du monde ».

« […] les femmes, ces oppri­mées de tou­jours, y subissent bien sou­vent des trai­te­ments qui feraient à juste titre hur­ler n’importe quelle fémi­niste contem­po­raine. » D’abord, concer­nant les fémi­nistes, elles ne « hurlent » pas, elles pensent, comme n’importe quel homme. D’autre part, les vio­lences que les femmes subissent dans nos socié­tés civi­li­sées — vio­lences obs­té­tri­cales, sociales et conju­gales, fémi­ni­cides, viols, incestes, pédo­cri­mi­na­li­té, pros­ti­tu­tion et por­no­gra­phie— sont tout aus­si révol­tantes et par­fois bien plus atroces que celles qu’elles subissent dans de nom­breuses socié­tés de chas­seurs-cueilleurs contem­po­raines. Ce que le pas­sé nous apprend c’est que la domes­ti­ca­tion, dans son sens res­treint du contrôle de la repro­duc­tion, est en effet une oppres­sion dont se nour­rissent le patriar­cat et le capi­ta­lisme. Cette domes­ti­ca­tion, datable his­to­ri­que­ment, concerne aus­si bien les humains que les non-humains, comme on le pré­cise dans notre cri­tique du livre de Scott, Homo domes­ti­cus.

Aus­si, tu sembles négli­ger le fait que les socié­tés « pré­agri­coles » (ou, plu­tôt, non-agri­coles) dont tu parles n’existent sans doute pas. Tous les peuples ont, depuis des siècles, voire des mil­lé­naires, été en contact avec des agri­cul­teurs, des éle­veurs, des métal­lur­gistes, ils ont par­fois été eux-mêmes agri­cul­teurs avant de rede­ve­nir chas­seurs-cueilleurs. La cir­cu­la­tion des pote­ries, du métal, des céréales, les échanges de ces maté­riaux entre les dif­fé­rents peuples existent depuis le Néo­li­thique. Aucun peuple étu­dié eth­no­lo­gi­que­ment n’est donc com­pa­rable à ceux du Paléo­li­thique, ils ont tous été confron­tés à la cir­cu­la­tion du métal, à des peuples pra­ti­quant dif­fé­rentes formes d’agriculture et d’élevage, ce qui a consi­dé­ra­ble­ment modi­fié leur poli­tique et éco­no­mie et donc éga­le­ment leur « onto­lo­gie ». Pour juger des peuples du Paléo­li­thique il faut s’en tenir aux ves­tiges archéo­lo­giques, les peuples actuels ne peuvent que per­mettre d’interpréter cer­tains contextes archéo­lo­giques, cela peut être frus­trant mais c’est ain­si. Et lorsqu’on s’en tient aux ves­tiges archéo­lo­giques, que l’on fait preuve d’un mini­mum d’honnêteté et de ratio­na­li­té, on constate que rien ne per­met d’affirmer l’existence d’une domi­na­tion mas­cu­line qui se per­drait dans la nuit des temps.

Ensuite, oui, tu sou­lignes quelques mérites de l’anarchoprimitivisme dans ton livre — son seul pro­blème étant qu’il se trompe sur l’essentiel et aspire à plus ou moins n’importe quoi (voir infra). Est-ce un hasard si ta pre­mière inter­view dans un média de masse prend l’allure d’une détrac­tion de l’anarchoprimitivisme ? En outre, tes affir­ma­tions comme quoi « la domi­na­tion est […] quelque chose de consub­stan­tiel à la nature humaine », « il y a un goût pour la domi­na­tion chez les êtres humains », les­quels auraient des « com­por­te­ments natu­rels » empreints de « vio­lence », un Pin­ker ne les renie­rait pas (quoique, Ste­ven Pin­ker ne s’aventurerait peut-être pas à les for­mu­ler ain­si, qui écrit, lui, que : « Les humains ne sont pas intrin­sè­que­ment bons (tout comme ils ne sont pas intrin­sè­que­ment mau­vais), mais ils naissent dotés de moti­va­tions qui les détournent de la vio­lence et les aiguillent vers la coopé­ra­tion et l’altruisme. »).

6) J’apprends en vous lisant que je suis deve­nu « pro­gres­siste », et que j’ai cédé à une vision binaire dont vous vous défen­dez tout en la repro­dui­sant vous-mêmes dans la lec­ture que vous pro­po­sez de mon livre. C’est pour­tant pré­ci­sé­ment l’opposition binaire et sim­pliste entre « pro­gres­sisme » et « pri­mi­ti­visme », les deux faces d’une même médaille selon moi, que je récuse dans ce livre ; l’histoire des socié­tés humaines n’implique nulle évo­lu­tion linéaire du pire vers le mieux ou du mieux vers le pire, elle est un va-et-vient lar­ge­ment contin­gent et bien sou­vent chao­tique entre per­cées éman­ci­pa­trices et régres­sions liber­ti­cides. Nous aurions tout à gagner à admettre qu’il n’y a jamais eu un « avant » où tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes ni un « après » — domes­ti­ca­tion, civi­li­sa­tion ou autre – où tout a dégénéré.

Les ten­dances, rela­ti­ve­ment anciennes, sont pour­tant à la des­truc­tion en masse des espèces vivantes, à la pro­duc­tion en masse de déchets hau­te­ment toxiques pour des mil­lé­naires, à l’uniformisation cultu­relle (au déclin, à l’anéantissement de l’ethnodiversité, de l’ethnosphère), au tota­li­ta­risme tech­no­lo­gique, au ravage de tous les milieux, de tous les biomes, à l’entassement d’humains tou­jours plus nom­breux dans de tou­jours plus nom­breuses et gigan­tesques ter­mi­tières, for­mant ensemble cette tech­no­sphère dont le fonc­tion­ne­ment repose sur l’utilisation mas­sive de res­sources non renou­ve­lables, sur la dégra­da­tion per­pé­tuelle du monde, etc., on ne va pas égre­ner ici l’épouvantable lita­nie du désastre, ces choses sont connues.

Cela étant, com­ment arrives-tu à affir­mer que rien ne dégé­nère, qu’on ne se dirige pas vers du pire, qu’il y a sim­ple­ment une fluc­tua­tion, que ça va, que ça vient, et que, dans l’ensemble, aucune ten­dance ne se dégage ? En outre, si tu pré­tends ici défendre un ni pro­gres­sisme, ni pri­mi­ti­visme, lorsque tu parles de « dia­lec­tique de la civi­li­sa­tion », et dans le pro­pos d’ensemble de ton livre plus géné­ra­le­ment, on ne peut s’empêcher de per­ce­voir un cer­tain pro­gres­sisme, une sorte de c’est quand même mieux main­te­nant (que tu exprimes assez clai­re­ment dans un point ulté­rieur, voir infra).

Il est cer­tai­ne­ment pos­sible de consi­dé­rer qu’il est un empi­re­ment géné­ral de la situa­tion depuis déjà un cer­tain temps sans pen­ser pour autant que le pas­sé était idyl­lique (que « tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes »). Pour reprendre tes termes, on peut tout à fait conce­voir qu’il y avait un « avant », où les choses étaient ce qu’elles étaient, pas « idyl­liques » mais vivantes, com­plexes (comme le notent Sem­prun et Rie­sel dans Catas­tro­phisme, admi­nis­tra­tion du désastre et sou­mis­sion durable : « La vie n’était certes pas “idyl­lique”, on l’accorde volon­tiers aux imbé­ciles : elle était mieux qu’idyllique, elle vivait »), et qu’il y a un moment à par­tir duquel la situa­tion a com­men­cé à chan­ger, glo­ba­le­ment, et plus pré­ci­sé­ment à empirer.

Aus­si, tu te réclames par­fois des cou­rants éco- ou bio­cen­trés, mais on a plu­tôt l’impression que ta pers­pec­tive est en réa­li­té uni­que­ment anthro­po­cen­trée. Dans nos dis­cus­sions du « pro­grès », et des choses en géné­ral, « l’histoire des socié­tés humaines » n’est pas tout ce qu’il y a en jeu, n’est pas le seul sujet, ni même le principal.

7) Vous rap­pe­lez, et je sou­ligne moi-même, que dans une pers­pec­tive éco­cen­trée (du point de vue de la nature dans sa tota­li­té), le mode de vie des chas­seurs-cueilleurs était sans doute par­mi les plus ver­tueux qui ait jamais exis­té (en dépit de la cor­ré­la­tion qui existe entre l’expansion de Sapiens à la sur­face du globe et l’extinction de la méga­faune au Pléis­to­cène), et que tel est le cri­tère le plus impor­tant pour un éco­lo­giste. De fait, il me semble pri­mor­dial que l’écologie poli­tique se dépar­tisse de l’anthropocentrisme qui la carac­té­rise encore aujourd’hui trop sou­vent. Mais l’adoption d’une pers­pec­tive éco­cen­trée ne doit pas non plus se faire au prix d’une com­plai­sance vis-à-vis des rap­ports de domi­na­tion et des formes de vio­lence qui pou­vaient exis­ter dans ces socié­tés. Or de ce point de vue-là, les connais­sances dont nous dis­po­sons aujourd’hui sont tout sim­ple­ment acca­blantes. Dans un très grand nombre de socié­tés de chas­seurs-cueilleurs (pas toutes, certes), y com­pris lorsqu’elles ne connaissent pas d’inégalités de richesse, les femmes sont domi­nées et vio­len­tées par les hommes. J’invite ceux qui en dou­te­raient encore à lire le chef‑d’œuvre d’Alain Tes­tart, Avant l’histoire, ain­si que la syn­thèse impres­sion­nante de C. Dar­man­geat, Le com­mu­nisme pri­mi­tif n’est plus ce qu’il était, et notam­ment son cha­pitre « Vingt-quatre mil­lé­naires dans la vie des femmes ». En ce qui concerne la vio­lence armée et guer­rière, elle occu­pait tout sim­ple­ment une place consi­dé­rable dans ces socié­tés, et de nom­breux témoi­gnages par­fois éprou­vants, de grande qua­li­té lit­té­raire par ailleurs, en témoignent : celui de Lucas Bridges chez les autoch­tones de la Terre de Feu (Aux confins de la Terre), de Hans Stu­den chez les Tupi (Nus, féroces et anthro­po­phages), d’Helena Vale­ro chez les Yano­ma­mi (Yanoa­ma) ou encore de Nar­cisse Pel­le­tier chez les Abo­ri­gènes aus­tra­liens. Pour les ama­teurs de lit­té­ra­ture plus scien­ti­fique, je recom­mande évi­dem­ment la syn­thèse impres­sion­nante que voi­ci : Vio­lence and War­fare among Hun­ther-Gathe­rers, coor­don­née par Mark Allen et Ter­ry Jones. Quant à l’idée selon laquelle toute cette vio­lence ne serait due qu’au voi­si­nage mal­en­con­treux de socié­tés colo­niales ou éta­tiques, voi­là une vieille pirouette lar­ge­ment démen­tie par ces mul­tiples références…

En ce qui concerne l’expansion de sapiens et l’extinction de la méga­faune, tu écris effec­ti­ve­ment, dans ton livre (et non sans un cer­tain lyrisme) : « Par­tout où sapiens passe, la méga­faune tré­passe et la mort se répand comme une traî­née de poudre. » Affir­ma­tion plu­tôt dis­cu­table, contre­dite par plu­sieurs ana­lyses. Nous t’invitons à lire notre article « Le mythe de l’homme tueur », et notre tra­duc­tion d’un article publié dans la revue Nature, inti­tu­lé « Des dif­fi­cul­tés à per­cer les mys­tères de la méga­faune ». Plu­sieurs études, dont cer­taines sont très récentes (voir aus­si celle-ci), ont mis en évi­dence le rôle du chan­ge­ment cli­ma­tique dans l’extinction de la méga­faune — méga­faune dont la défi­ni­tion est d’ailleurs elle-même pro­blé­ma­tique. On rap­pel­le­ra aus­si que la date d’arrivée des humains aus­si bien en Aus­tra­lie qu’en Amé­rique est régu­liè­re­ment repous­sée (récem­ment, elle l’a été de quinze mille ans en ce qui concerne l’Amérique du Nord), ce qui tend à inva­li­der la « cor­ré­la­tion » dont tu parles (et ce que les mar­chands de sen­sa­tion­nel que sont les pro­mo­teurs de la thèse de l’homme tueur se gardent bien de rap­por­ter). Par ailleurs, le livre de Dar­man­geat que tu cites, nous en pro­po­sons éga­le­ment une cri­tique sur notre site. Dar­man­geat se per­met de qua­li­fier les peuples autoch­tones de peuples pri­mi­tifs, de par­ler de pré­his­toire sans dis­tin­guer Paléo­li­thique et Néo­li­thique, deux périodes si dif­fé­rentes que des pré­his­to­riens n’intègrent pas le Néo­li­thique à la Pré­his­toire mais à la Pro­to­his­toire, et d’affirmer que la domi­na­tion mas­cu­line se perd dans la nuit des temps. Nous regret­tons éga­le­ment que tu n’aies pas por­té un regard plus cri­tique sur le grand récit pro­gres­siste euro­cen­tré de Tes­tart. Il existe pour­tant de nom­breux témoi­gnages de peuples accueillants et paci­fiques, dont bon nombre ont été exter­mi­nés dès les pre­miers débar­que­ments européens.

Car oui, cer­tains écrits vont effec­ti­ve­ment dans le sens que tu men­tionnes, tendent effec­ti­ve­ment, à la Hobbes (il n’y a en effet aucun scoop dans l’histoire que tu pré­sentes, elle s’inscrit dans une vieille tra­di­tion anthro­po­lo­gique), même si, par­fois, avec davan­tage de nuances, à dépeindre assez néga­ti­ve­ment les socié­tés de chas­seurs-cueilleurs. D’ailleurs, dans ton livre, et dans un même para­graphe, tu com­mences par dénon­cer le « malin plai­sir » que « les domi­nants prennent » à pré­sen­ter les « rela­tions sociales fon­dées sur la vio­lence et la domi­na­tion » comme « des rela­tions natu­relles, “ins­crites dans l’ordre des choses” », pour affir­mer ensuite « à quel point notre goût pour les hié­rar­chies, notre appé­tit de domi­na­tion, n’est pas seule­ment une construc­tion sociale, à quel point il s’inscrit lui aus­si au plus pro­fond de notre his­toire évo­lu­tive ». Ça laisse songeur. 

Cela dit, bon nombre d’ouvrages et d’études véhi­culent une image assez dif­fé­rente des­dites socié­tés, pas­sées et pré­sentes. Et par exemple Les Cui­vas de Ber­nard Arcand, anthro­po­logue qué­bé­cois, qu’on conseille­ra en tant qu’ethnographie d’une socié­té de chas­seurs-cueilleurs nomades contem­po­raine. La pré­his­to­rienne Mary­lène Patou-Mathis vient de publier L’homme pré­his­to­rique est aus­si une femme aux édi­tions Alla­ry, dans lequel elle sou­tient, concer­nant les femmes, qu’aucune « don­née archéo­lo­gique ne prouve que, dans les socié­tés les plus anciennes, cer­taines acti­vi­tés leur étaient inter­dites, qu’elles étaient consi­dé­rées comme infé­rieures et subor­don­nées aux hommes ». On peut aus­si men­tion­ner L’Ordre contre l’harmonie de Charles Mac­Do­nald, qui brosse de ces ques­tions un tableau assez nuan­cé, pré­sen­tant les deux camps qui s’opposent sur la ques­tion de la vio­lence dans les socié­tés humaines (les « fau­cons » et les « colombes », comme il les appelle). Dans la lit­té­ra­ture anglo­phone, on peut citer Affluence Without Abun­dance de James Suz­man, Nur­tu­ring Our Huma­ni­ty : How Domi­na­tion and Part­ner­ship Shape Our Brains, Lives, and Future de Riane Elser et Dou­glas Fry, War, Peace, and Human Nature : The Conver­gence of Evo­lu­tio­na­ry and Cultu­ral Views de Dou­glas Fry, dans lequel il sou­tient, sur la base de don­nées archéo­lo­giques et eth­no­gra­phiques, que les socié­tés de chas­seurs-cueilleurs sont aus­si, pour cer­taines, des socié­tés dans les­quelles hommes et femmes connaissent un éga­li­ta­risme rela­tif, ou encore Pea­ce­ful Peoples, de Bruce D. Bon­ta, Deux textes récents, un de Richard B. Lee, « Hun­ter-Gathe­rers and Human Evo­lu­tion : New Light on Old Debates » (« Chas­seurs-cueilleurs et évo­lu­tion humaine : une nou­velle lumière sur de vieux débats ») et un autre de Camil­la Power, « Gen­der ega­li­ta­ria­nism made us human : A res­ponse to David Grae­ber & David Wen­grow’s ‘How to change the course of human his­to­ry’ » (« L’égalitarisme sexuel nous a ren­dus humains : une réponse à David Grae­ber et David Wen­grow), nous offrent éga­le­ment des réflexions inté­res­santes sur les sujets ici discutés.

8) Vous poin­tez du doigt la situa­tion dra­ma­tique que vivent aujourd’hui nombre de popu­la­tions indi­gènes, par­mi les­quelles cer­tains chas­seurs-cueilleurs (par­don­nez-moi d’utiliser encore une fois cette expres­sion sur­an­née), sou­mises à la pres­sion des entre­prises minières ou fores­tières, au har­cè­le­ment des États et des milices. Mais en quoi le fait de recon­naître la vio­lence qui pou­vait régir les rap­ports sociaux au sein d’une socié­té avant que celle-ci ne soit colo­ni­sée ou exter­mi­née devrait-il nous inter­dire de nous indi­gner de la vio­lence de la colo­ni­sa­tion dont elle fait elle-même l’objet ? Et vice ver­sa, recon­naître l’oppression subie par de nom­breux peuples indi­gènes de par le monde et se soli­da­ri­ser avec leurs luttes ne doit pas créer un effet de cen­sure et nous inter­dire de cri­ti­quer la vio­lence ou la domi­na­tion inhé­rentes à leurs rap­ports sociaux pas­sés ou pré­sents lorsque celles-ci sont attes­tées, ce qui est le cas comme je l’ai sou­li­gné. Pour ne prendre qu’un exemple : ce n’est pas parce que les rap­ports sociaux attes­tés chez les Yano­ma­mi il y a quelques décen­nies à peine étaient d’une dure­té inouïe que nous ne pou­vons pas nous soli­da­ri­ser aujourd’hui avec les luttes ter­ri­to­riales de ce même peuple contre les orpailleurs, les bûche­rons et l’État brésilien.

Et donc, tu nous accuses de pro­mou­voir une dicho­to­mie (« Mais en quoi le fait […] devrait-il nous inter­dire […] ») que nous n’avons jamais défen­due. Du coup, on ne sait pas bien de quoi tu t’offusques ici. On a sim­ple­ment men­tion­né ces situa­tions dra­ma­tiques en guise d’exemples, en réac­tion à ton pro­pos dans Marianne sur ces anarchoprimitivistes-qui-sont-nostalgiques‑d’un-âge‑d’or (alors qu’ils ne le devraient pas). En guise d’exemples de per­sonnes, de socié­tés, dont on se disait qu’en ce qui les concerne, au moins, tu convien­drais, comme nous, qu’il est assez logique qu’elles consi­dèrent que c’était mieux avant. Mais ça n’a pas l’air d’être le cas. 

Quoi qu’il en soit, nous ne te repro­chons pas d’exposer la vio­lence ou les rap­ports de domi­na­tion chez cer­tains peuples autoch­tones, mais d’une part, de les natu­ra­li­ser, et d’autre part de les pré­sen­ter comme plus ter­ribles que les vio­lences et les rap­ports de domi­na­tion consti­tu­tifs de la civi­li­sa­tion (indus­trielle). Si nous ne cher­chons à inter­dire aucune cri­tique (nous ne sommes pas Lagas­ne­rie), en revanche, nous cri­ti­quons ta pré­ten­tion à connaître les struc­tures sociales et les mœurs des peuples du Paléo­li­thique. En effet, sous-entendre qu’ils étaient à l’image des peuples autoch­tones contem­po­rains est plus que dou­teux (voir notre réponse à ton point 5). 

La vio­lence des Yano­ma­mi ne per­met pas d’affirmer que tous les hommes sont vio­lents et qu’il est donc néces­saire de conser­ver des ins­ti­tu­tions, donc un État, pour gérer leur vio­lence. Pour­quoi ne pas don­ner plus d’exemples de ces peuples où la domi­na­tion mas­cu­line et le culte de la guerre ne sont pas valo­ri­sés ou qua­si inexis­tants, et ce mal­gré le fait qu’ils vivent dans un monde de spo­lia­tion et de des­truc­tion géné­ra­li­sées, comme les pyg­mées Aka, les San, les Cui­vas, les Ara­pesh ? Pour­quoi ne rete­nir que cette vio­lence et la pro­je­ter au Paléo­li­thique, niant ain­si l’histoire com­plexe de ces peuples ? Tu com­mets la même erreur que Dar­man­geat à assi­mi­ler peuples autoch­tones et de la Pré­his­toire. Il sem­ble­rait que le nombre, les sta­tis­tiques, l’emportent sur une réflexion plus logique, qui consiste à recon­naître que nous savons peu de choses des struc­tures sociales du Paléo­li­thique, que les peuples autoch­tones sub­sis­tant encore ne repré­sentent qu’une par­tie de la grande diver­si­té cultu­relle en cours de des­truc­tion depuis le Néo­li­thique et les débuts de l’expansion d’une cer­taine idéo­lo­gie éta­tique, urbaine, guer­rière. Mer­ci aus­si de ne pas uti­li­ser les vio­lences faites aux femmes pour jus­ti­fier cet éter­nel récit mas­cu­li­niste de l’histoire. Te pen­cher un peu plus sur les peuples les moins vio­lents t’aurait per­mis de com­prendre que les hommes ne sont pas seuls à exis­ter. Il y a aus­si les enfants. Or la manière dont les enfants sont inté­grés à la socié­té est aus­si un sujet cru­cial. Ain­si Mar­ga­ret Mead, même s’il est en effet pos­sible de lui repro­cher cer­taines inter­pré­ta­tions, rend bien compte de la manière dont les enfants sont consi­dé­rés chez des peuples qui n’aiment pas la vio­lence et chez les peuples guer­riers : chez les Ara­pesh l’enfant est choyé, toute la com­mu­nau­té veille sur lui, et au moindre pleur toute la com­mu­nau­té s’en inquiète. Chez les Mun­du­gu­mors, on laisse l’enfant pleu­rer, dès le début, il doit hur­ler pour qu’enfin on daigne le lais­ser téter, on le garde peu dans les bras, les femmes ne font preuve ni de ten­dresse ni de com­pas­sion. Ce trai­te­ment violent, on le retrouve chez tous les peuples où le guer­rier est valo­ri­sé : les Danis, les Baruyas, par exemple. Que ce soit dès la nais­sance ou par les rituels d’initiation. Par contre, de nom­breux eth­no­logues témoignent de la bien­veillance de la com­mu­nau­té envers les enfants : les Cui­vas, les Sans, les pyg­mées Akas, pour n’en citer que quelques-uns. Nous ne pou­vons pas en dire autant dans nos propres socié­tés où l’enfant est enfer­mé par des ins­ti­tu­tions dans divers bâti­ments dès l’âge de trois ans.

9) Je n’ai évi­dem­ment jamais écrit ni pen­sé que le pri­mi­ti­visme aurait pour objec­tif de créer des espaces tou­ris­tiques des­ti­nés aux loi­sirs des classes aisées. Je sou­ligne sim­ple­ment que cer­tains pri­mi­ti­vistes amé­ri­cains (au pre­mier rang des­quels Paul She­pard), en renouant à leur façon avec le culte de la nature sau­vage (wil­der­ness), nous obligent aus­si (c’est l’objet de la seconde par­tie de mon livre) à prendre en compte les pro­blèmes his­to­riques posés par celui-ci et les accu­sa­tions dont il a fait l’objet (dua­lisme, racisme, colo­nia­lisme vert, etc.). Pour autant, jamais je n’affirme qu’il existe un lien indis­so­luble entre pri­mi­ti­visme, éloge de la nature sau­vage et colo­nia­lisme vert.

Tu l’as pour­tant cer­ti­fié à Marianne :

« Il n’empêche que le pro­blème reste entier, les pri­mi­ti­vistes nous laissent dans un sen­ti­ment d’impasse, on a l’impression d’être condam­né au désastre. C’est aus­si ce qui explique leur fas­ci­na­tion pour la nature sau­vage : sachant qu’on ne pour­ra pas faire res­sus­ci­ter ces socié­tés vieilles de mil­liers d’années, ils s’évertuent à vou­loir pré­ser­ver les espaces intacts qui sub­sistent dans le monde d’aujourd’hui et n’ont pas encore été domes­ti­qués. Ces poli­tiques de pro­tec­tion de la nature visent à pré­ser­ver ces ter­ri­toires afin de per­mettre aux êtres humains, dans leur période de temps libre, d’éprouver des sen­sa­tions simi­laires à celles de leurs ancêtres chas­seurs-cueilleurs, à défaut de pou­voir revivre comme eux. Le but est donc de créer des espaces tou­ris­tiques des­ti­nés aux loi­sirs des classes sociales aisées. » 

Peut-être pour­rais-tu leur deman­der de revoir ce pas­sage ? En l’état, on lit mal­heu­reu­se­ment ce qu’on lit. Et encore, on retombe sur Paul She­pard. Tout ça nous mène à nous deman­der s’il n’aurait pas été plus juste d’intituler ton livre Faut-il en finir avec Paul She­pard ?. Nous nous sommes effor­cés, depuis le début de nos réponses, ce coup-ci, de pré­ci­ser : anar­cho­pri­mi­ti­visme. Le pri­mi­ti­visme, c’est une diver­si­té de cou­rants phi­lo­so­phiques, artis­tiques (y com­pris lit­té­raires). Par exemple, le livre Lite­ra­ry Pri­mi­ti­vism, de Ben Ethe­ring­ton (pro­fes­seur à l’Université occi­den­tale de Syd­ney), dont nous conseillons la lec­ture aux anglo­phones, s’intéresse aus­si, comme l’indique son titre, au pri­mi­ti­visme, mais n’a pour­tant rien à voir avec le tien ; lui pré­cise de quel pri­mi­ti­visme il traite, rap­pe­lant qu’il en existe un cer­tain nombre. A prio­ri, tu parles de l’anarchoprimitivisme, en le rédui­sant (sou­vent) à Paul Shepard.

10) J’espère que ces modestes réflexions pour­ront ame­ner cha­cun à exa­mi­ner avec hon­nê­te­té ses propres pré­sup­po­sés his­to­riques et anthro­po­lo­giques et pour­quoi pas à les remettre en cause comme je l’ai fait moi-même en écri­vant ce livre. Car sans jamais avoir été pri­mi­ti­viste, j’ai long­temps été séduit par les thèses d’un Paul She­pard et par les socié­tés de chas­seurs-cueilleurs. Sim­ple­ment, elles ont fini par me déce­voir. Comme me le disait un ami non sans malice, c’est sou­vent ce qui se passe lorsque l’on apprend à mieux connaître un col­lec­tif humain… Et j’ai réa­li­sé qu’il n’était pas néces­sai­re­ment pré­fé­rable de vivre au Paléo­li­thique que dans la socié­té indus­trielle. En espé­rant que ces désac­cords de fond quant à notre lec­ture de l’histoire n’occultent pas les convic­tions que nous conti­nuons à par­ta­ger : cri­tique du capi­ta­lisme, de l’État comme appa­reil de domi­na­tion, appel à la décrois­sance éner­gé­tique et maté­rielle, sou­tien aux luttes éco­lo­gistes radi­cales (sabo­tages, ZADs, etc.).

« Et j’ai réa­li­sé qu’il n’était pas néces­sai­re­ment pré­fé­rable de vivre au Paléo­li­thique que dans la socié­té indus­trielle. » Mais encore une fois, que pré­tends-tu connaître du Paléo­li­thique ? De quel col­lec­tif humain parles-tu ? Ton pro­blème semble être celui de l’idéaliste ter­ri­ble­ment déçu parce qu’en effet le para­dis n’existe pas, n’a jamais exis­té. On est idéa­liste à 20 ans, et on devient conser­va­teur en vieillis­sant, n’est-ce pas ? Ce que tu prends pour de la matu­ri­té, que tu exprimes au tra­vers d’un for­mi­dable « moi aus­si je croyais ça, avant, quand j’étais petit, mais aujourd’hui, j’ai gran­di », c’est sim­ple­ment la frus­tra­tion de ton idéa­lisme. Pour autant, cela ne signi­fie nul­le­ment que tous les col­lec­tifs doivent imman­qua­ble­ment s’avérer déce­vants quand on apprend à les connaître — une pen­sée clai­re­ment essen­tia­liste, indi­vi­dua­liste et empreinte de pes­si­misme anthro­po­lo­gique, voire de misan­thro­pie. Et d’ailleurs, com­ment pré­tendre les connaître ? Au tra­vers des valeurs de cette civi­li­sa­tion pro­gres­siste qui nous pro­met un para­dis futur dans lequel nous vivrons enfin sans conflit, sans colère, sans agres­si­vi­té, sans vio­lence, grâce à la nano­tech­no­lo­gie, aux puces RFID, à Elon Musk ou Bill Gates [voir la cri­tique de l’anarchoprimitivisme par Kaczynski] ?

Et encore She­pard ! On note­ra que tu en pro­fites pour réaf­fir­mer que tu consi­dères qu’il y a bel et bien eu pro­grès (humain, social) entre le Paléo­li­thique et aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, nous sommes navrés que les socié­tés de chas­seurs-cueilleurs t’aient déçu. Il existe un cer­tain nombre d’ethnographies et de rap­ports anthro­po­lo­giques à leur sujet. On encou­ra­ge­ra les inté­res­sés à la fois à lire ces écrits de pre­mière main, à éva­luer hon­nê­te­ment ce qu’il reste aujourd’hui de société(s) humaine(s), de liber­té, de « vie vivante » dans nos quo­ti­diens indus­triels, et à exa­mi­ner le peu d’avenir que contient le temps où nous sommes.

Parce qu’au bout du compte, ces ques­tions sont affaire de juge­ment de valeur. Tous tes juge­ments des socié­tés de chas­seurs-cueilleurs et, plus géné­ra­le­ment, des socié­tés des temps pas­sés, reflètent ton appré­cia­tion de la vie dans la socié­té indus­trielle. C’est peut-être là, en (grande) par­tie, le cœur de notre dif­fé­rend. Il en va pareille­ment, sans aucun doute, de tous les anthro­po­logues, eth­no­logues et autres spé­cia­listes, et plus géné­ra­le­ment de tous ceux qui portent juge­ment sur ces socié­tés. Celui-ci tra­duit leur sys­tème de valeurs, leur appré­cia­tion des « démo­cra­ties » modernes, de l’É­tat, de la moder­ni­té tech­no­lo­gique, du soi-disant « pro­grès », de la civi­li­sa­tion (occi­den­tale, indus­trielle). D’où, au moins en par­tie, la pré­va­lence de la vision hob­be­sienne. D’où les vues de Pin­ker, ou celles de Dar­man­geat. Mais d’où, aus­si, les nôtres, ou celles de Kaczynski.

Tu juges la vie dans les socié­tés de chas­seurs-cueilleurs contem­po­raines (bien) moins amène que l’existence dans la socié­té indus­trielle. Tu pro­jettes sur les peuples du Paléo­li­thique ton juge­ment des socié­tés de chas­seurs-cueilleurs d’aujourd’hui. Et tu en conclus qu’il est pré­fé­rable de vivre dans la socié­té indus­trielle. Qu’il y a tout de même eu un cer­tain pro­grès social et humain. Sans aller jusqu’à affir­mer que tu aimes ce monde, on peut dire que tu l’apprécies un mini­mum. Nous, non. Et c’est un euphé­misme — nous détes­tons au plus haut point cette méga­ma­chine à broyer le monde impo­sant à ses rouages humains, condam­nés à la plus ter­rible impuis­sance, un mons­trueux culte de l’anti-vie, comme disait Mumford.

Il est inté­res­sant de noter que ta cri­tique de l’anarchoprimitivisme rejoint en bonne par­tie celle de Theo­dore Kac­zyns­ki. Lui aus­si, dans son texte, cherche à mon­trer que les socié­tés de chas­seurs-cueilleurs (contem­po­raines, en tout cas) ne sont pas aus­si géniales que l’imaginent cer­tains anar­cho­pri­mi­ti­vistes, qui pro­jettent sur elles les valeurs et les idéaux de la socié­té moderne. En revanche, sa conclu­sion dif­fère gran­de­ment de la tienne. La voici :

« Dans le pré­sent article, je me suis prin­ci­pa­le­ment atte­lé à débou­lon­ner le mythe anar­cho­pri­mi­ti­viste, c’est pour­quoi j’ai sou­li­gné cer­tains aspects des socié­tés pri­mi­tives qui seront consi­dé­rés comme néga­tifs du point de vue des valeurs modernes. Cela étant, il se trouve une autre pers­pec­tive les concer­nant : les socié­tés nomades de chasse et de cueillette pré­sen­taient de nom­breux traits très attrayants. Entre autres, il y a lieu de croire que ces socié­tés étaient rela­ti­ve­ment exemptes des pro­blèmes psy­cho­lo­giques qui affligent l’homme moderne, tels que le stress chro­nique, l’an­xié­té ou la frus­tra­tion, la dépres­sion, les troubles de l’a­li­men­ta­tion et du som­meil, etc. ; que les membres de ces socié­tés, à cer­tains égards essen­tiels (mais pas à tous les égards), jouis­saient d’une auto­no­mie per­son­nelle bien plus vaste que celle de l’homme moderne ; et que les chas­seurs-cueilleurs étaient plus satis­faits de leur mode de vie que l’homme moderne ne l’est du sien.

En quoi cela importe-t-il ? Cela prouve que le stress chro­nique, l’an­xié­té et la frus­tra­tion, la dépres­sion, etc., ne sont pas des élé­ments inévi­tables de la condi­tion humaine, mais des troubles pro­vo­qués par la civi­li­sa­tion moderne. Même chose de la ser­vi­tude : cer­taines socié­tés de chas­seurs-cueilleurs nomades, au moins, nous montrent qu’une véri­table liber­té est pos­sible. Plus impor­tant encore : qu’ils aient été de bons ou de mau­vais pro­tec­teurs de l’en­vi­ron­ne­ment, les peuples pri­mi­tifs étaient inca­pables d’en­dom­ma­ger leur envi­ron­ne­ment aus­si lour­de­ment que l’homme moderne endom­mage le sien. Les peuples pri­mi­tifs n’a­vaient tout sim­ple­ment pas le pou­voir de faire autant de dégâts. Peut-être ont-ils uti­li­sé le feu de manière impru­dente, et peut-être ont-ils exter­mi­né cer­taines espèces en les chas­sant à l’excès, mais ils n’avaient aucun moyen de bar­rer les grands fleuves, de recou­vrir des mil­liers de kilo­mètres car­rés de la sur­face de la Terre avec des villes et du bitume, ou de pro­duire les vastes quan­ti­tés de pro­duits chi­miques toxiques et de déchets radio­ac­tifs avec les­quels la civi­li­sa­tion moderne menace de rui­ner le monde pour de bon. Les pri­mi­tifs n’avaient pas non plus les moyens de libé­rer les forces dan­ge­reuses voire létales que repré­sentent le génie géné­tique et les ordi­na­teurs super-intel­li­gents qui pour­raient bien­tôt être mis au point. Ce sont là des dan­gers qui effraient jusqu’aux tech­no­philes eux-mêmes. Je suis donc d’ac­cord avec les anar­cho­pri­mi­ti­vistes pour dire que l’a­vè­ne­ment de la civi­li­sa­tion a été un immense désastre et que la révo­lu­tion indus­trielle en est un plus grand encore. Je suis éga­le­ment d’ac­cord pour dire qu’une révo­lu­tion contre la moder­ni­té, et contre la civi­li­sa­tion en géné­ral, est néces­saire. Mais on ne peut pas construire un mou­ve­ment révo­lu­tion­naire effi­cace à par­tir de rêveurs, de pares­seux et de char­la­tans à la tête molle. Il faut des gens à l’esprit solide, réa­liste et pra­tique, et les gens de ce genre n’ont pas besoin du mythe uto­pique des anarchoprimitivistes. »

Sans par­ta­ger la tota­li­té de sa pers­pec­tive, nous sommes d’accord avec sa conclusion.

Cela étant, on peut voir les choses encore autre­ment. Est-il vrai­ment pro­blé­ma­tique que les anar­cho­pri­mi­ti­vistes sou­haitent en finir avec la civi­li­sa­tion indus­trielle, bâtir des socié­tés à taille humaine, res­pec­tueuses du monde natu­rel, éga­li­taires (y com­pris d’un point de vue sexuel), « dépour­vues de classes et de struc­tures hié­rar­chiques », démo­cra­tiques ? Qu’ils appuient cette aspi­ra­tion sur une idéa­li­sa­tion des socié­tés de chas­seurs-cueilleurs est-il si grave ? Bien sûr, pour les dis­cré­di­ter, il suf­fit de leur nier ce genre d’aspiration. D’où ce que tu écris dans ton livre :

« Uto­piste déçu, per­sua­dé que ses idéaux ne pour­ront se réa­li­ser dans un futur proche au sein de sa propre socié­té, l’idéologue pri­mi­ti­viste les pro­jette dans un pas­sé loin­tain et inac­ces­sible qui est en quelque sorte le reflet de leur appa­rente inac­ces­si­bi­li­té dans notre pré­sent. Et à défaut de pou­voir miser sur la trans­for­ma­tion sociale qu’il appelle de ses vœux, il s’en remet assez natu­rel­le­ment à une forme d’individualisme mys­tique ; il cherche dans la nature sau­vage une échap­pa­toire à l’histoire et à ses inso­lubles contra­dic­tions, une plé­ni­tude et une per­fec­tion que la socié­té ne peut pas lui offrir. »

D’abord, cela peut sem­bler contra­dic­toire : l’idéologue pri­mi­ti­viste est-il « per­sua­dé que ses idéaux ne pour­ront se réa­li­ser », c’est-à-dire rési­gné, ou bien appelle-t-il de ses vœux une trans­for­ma­tion sociale ? Les deux à la fois, cela parait com­pli­qué. Mais sur­tout, cette carac­té­ri­sa­tion de « l’idéologue pri­mi­ti­viste » semble bien hasar­deuse. Com­bien en as-tu ren­con­trés pour affir­mer cela ? Est-ce encore uni­que­ment basé sur la vision de She­pard ? Ne confon­drais-tu pas ici le sur­vi­va­lisme et le pri­mi­ti­visme (l’anarchoprimitivisme) ? Une mys­tique indi­vi­dua­liste, alors qu’il a exis­té plu­sieurs com­mu­nau­tés de « sen­si­bi­li­té pri­mi­ti­viste » et qu’il en existe encore comme celle des Amish, plu­sieurs com­mu­nau­tés actuelles en Ariège, ou encore celle de ces peuples qui luttent pour avoir le droit de res­ter « primitifs » ?

Tu ajoutes :

« Pour les pri­mi­ti­vistes, il n’est en quelque sorte pas néces­saire de ‘’construire’’ une socié­té décente, car celle-ci est tou­jours déjà là, à tout jamais ins­crite dans notre nature, et il suf­fi­rait donc de la libé­rer des puis­sances mor­ti­fères d’une civi­li­sa­tion qui la brime, à la façon dont on libère une source d’eau fraîche trop long­temps obs­truée par la chute d’une pierre. »

Les pri­mi­ti­vistes que tu cri­tiques sont de fameux benêts ! Cela semble encore une fois dou­teux, assez gra­tuit, et infon­dé.  Nous connais­sons des (anarcho)primitivistes qui ont lut­té et qui luttent concrè­te­ment dans diverses ZAD, n’hésitant pas à affron­ter les forces de l’ordre, à prendre des risques. Qui ne cor­res­pondent en rien à ces cari­ca­tures que tu dresses. Et qui n’ont pas, eux, la naï­ve­té d’en appe­ler à quelque « tran­si­tion vers une socié­té agroécologique ».

Cela dit, on peut effec­ti­ve­ment repro­cher à cer­tains anar­cho­pri­mi­ti­vistes de prô­ner le rejet irré­flé­chi de toutes les créa­tions et inno­va­tions (tech­no­lo­gies) humaines des dix mille der­nières années (y com­pris de l’agriculture). Mais ces croyances ne sont pas celles de tous les anar­cho­pri­mi­ti­vistes et encore moins carac­té­ris­tiques du « pri­mi­ti­visme » au sens large, comme le savent ceux qui s’y inté­ressent. Autant les dis­cu­ter spé­ci­fi­que­ment, sans recou­rir à divers épouvantails.

Les pro­blèmes que l’anarchoprimitivisme et le pri­mi­ti­visme mettent — à juste titre — en lumière, loin d’être uni­ver­sel­le­ment dis­cu­tés, encore moins admis, gagne­raient à l’être. On juge­rait davan­tage sou­hai­table d’y contri­buer. Ou, comme nous le sug­gé­rions, de s’en prendre aux mys­ti­fi­ca­tions pro­gres­sistes, éco­ca­pi­ta­listes ou éco-indus­tria­listes qui dominent les débats dits « éco­lo­giques » et les dis­cus­sions des pro­blèmes sociaux.

Car enfin, en ce qui nous concerne, notre aver­sion pour le capi­ta­lisme, « l’État comme appa­reil de domi­na­tion », etc., ne flanche pas. On espère qu’en ce qui te concerne aus­si. Mais, au vu de ton entre­prise de natu­ra­li­sa­tion du « goût pour la domi­na­tion », de ton plai­doyer en faveur de cette « tran­si­tion vers une socié­té agroé­co­lo­gique », et d’institutions « moins ver­ti­cales, moins hié­rar­chiques, moins coer­ci­tives » (un capi­ta­lisme moins ver­ti­cal, moins hié­rar­chique, moins coer­ci­tif ? Un État moins ver­ti­cal, moins hié­rar­chique, moins coer­ci­tif ? Un indus­tria­lisme à l’avenant ?), on s’inquiète un peu.
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  1. bonnes cri­tiques entre spé­cia­listes mais je pense que Pierre a sim­ple­ment un livre à vendre. Et que sou­mit à la « socié­té mar­chande’ (comme nous tous) il a été contraint de céder à un jour­nal pas Amish pour deux sous.
    Ce mes­sage juste pour signa­ler le der­nier article de George Lapierre sur la « cri­tique » du livre de Pola­nyi https://lavoiedujaguar.net/La-Grande-Transformation-VI
    Il y rap­pelle bien les bases qui m’ont conduit sur notre sujet : « Dans une socié­té mar­chande, nous finis­sons tous par nous com­por­ter comme un mar­chand, met­tant en avant notre inté­rêt par­ti­cu­lier » et rap­pel de Mar­cel;« Dans un mode d’échange fon­dé sur le don, la repré­sen­ta­tion de l’idée, qui a pu appa­raître sous dif­fé­rentes formes au cours du pro­cès de la pen­sée (gibier, four­rure, col­lier de perles, coquillages, cochons, mes­cal, etc.) dis­pa­raît dans le sujet, « en don­nant, on se donne », remar­quait avec per­ti­nence Mar­cel Mauss, et apporte, avec sa dis­pa­ri­tion, la conscience de soi : le sujet qui se donne ain­si aux autres, et se trouve recon­nu par eux, se sai­sit comme appar­te­nant à une com­mu­nau­té humaine qu’il aura contri­bué à créer, il se trouve consa­cré comme être social, comme humain, en quelque sorte. Le don trans­forme la chose don­née en conscience de soi. Rien de tel quand l’échange repose sur l’argent. »
    Dans cet article L’E­tat en prend pour son grade aus­si, et là le pape vous le men­tion­nez sou­vent ; https://resistance71.wordpress.com/2017/06/28/pierre-clastres-1977–2017-40-ans-apres-sa-mort-lheritage-dun-anthropologue-politique-anarchiste-2eme-partie/

  2. Bon­jour à tous,

    Je vou­drais rajou­ter ma petite pierre à cette réflexion, en allant voir un peu du côté de la culture.
    Pour pré­ci­ser un peu ce terme de « culture », ce mot qui m’embète mais pour lequel je ne trouve pas d’é­qui­valent : l’en­semble des repré­sen­ta­tions (onto­lo­gies, dirait peut-être P. Des­co­la), des pra­tiques sociales, des récits, les us et coutumes…d’une société.
    Une socié­té humaine construit sa culture, sa façon de vivre avec son monde, un peu comme un lan­gage s’é­la­bore : dans un pro­ces­sus au long cours, un « tri-logue » entre les indi­vi­dus, le col­lec­tif, et le monde de ce col­lec­tif, dont il res­sort cette « culture », résul­tat de ce génie col­lec­tif qui per­met de créer une oeuvre géniale, com­plexe, évo­lu­tive, qu’au­cun des indi­vi­dus du col­lec­tif n’au­raient pû réa­li­ser seul, ou même consciem­ment. Bon, toute cette phrase alam­bi­quée pour vous dire que le tout est supé­rieur à la somme des parties !
    Même si on ne sait pas clai­re­ment com­ment les socié­tés éla­borent leurs lan­gages et leurs cultures, on peut affir­mer cepen­dant que ce sont les résul­tats de pro­ces­sus, de cheminements…ça prend du temps, des tours et des détours, et c’est tou­jours en cours de réalisation.
    Or, nous vivons, et sommes tou­jours issus d’une culture ou de plu­sieurs, qui nous donnent des repères, des capa­ci­tés, des com­pé­tences, des pos­si­bi­li­tés d’ap­pré­cia­tion, pour agir et vivre dans notre monde d’appartenance.
    Lorsque nous chan­geons de monde (de pays, de socié­té, de mode d’or­ga­ni­sa­tion poli­tique, …), nous devons apprendre des autres membres de la nou­velle socié­té com­ment est fait ce monde, com­ment se nomment les choses, ce qui est dan­ge­reux, béné­fique, beau, laid…tout est à reprendre, comme pour un enfant.
    On ne crée pas un nou­veau monde seul, on le réa­lise au fil du temps, à très nom­breux, avec les réa­li­tés dans les­quelles on est immer­gés, en débat­tant sous l’arbre à palabres, tous ensemble, puis en allant expé­ri­men­ter les nou­velles règles fixées par le vil­lage entier dans les envi­rons, puis en reve­nant sous l’arbre à palabre débattre, parce que les règles fixées ne sont pas valables dans ce monde-là, et comme ça pen­dant très longtemps…et une culture se crée, une façon de vivre et de voir notre monde.
    Actuel­le­ment, par exemple, sous l’arbre à palabres, on débat de l’in­dus­tria­li­sa­tion. Bon, si tout le monde avait vrai­ment droit à la parole, les enfants, les femmes, les peuples oppri­més, les amishs, le quart-monde, le tiers-monde, les pauvres, les vieux, les fous, enfin, vous voyez, tous les gens « nor­maux » quoi, je pense que le débat serait clos depuis long­temps, car toutes ces sortes de gens pré­ci­tés n’ont aucune envie de s’en­fer­mer dans des usines, d’ap­par­te­nir à un patron, de faire les mêmes gestes toute la jour­née toute la vie, et tout le bazar, car c’est com­plè­te­ment idiot comme vie.
    Par contre, on peut vivre dans son pays, son pay­sage, en appre­nant avec ses voi­sins, les vieux du coin, les sou­deurs habiles, les culti­va­teurs expé­ri­men­tés, les his­to­riens des sources, les papes des escar­gots, à appri­voi­ser son coin de terre, à le connaître et à y vivre en bonne intel­li­gence (l’in­tel­li­gence n’ayant aucun rap­port avec l’é­cole), avec et sans conflits, en résol­vant les conflits, parce qu’on a l’ha­bi­tude (on habite un moment régu­liè­re­ment, de la même façon, parce que c’est la cou­tume, qu’on s’y est accou­tu­mé) de se réunir en assem­blée sous l’arbre à palabres, sur la place du vil­lage, dans la salle com­mu­nale ou que sais-je.
    Tout ça n’empêche nul­le­ment d’al­ler voir les socié­tés d’à côte, de se mettre d’ac­cord avec elles ou de se dis­pu­ter, de créer de grandes fédé­ra­tions quand les cir­cons­tances l’exigent, avec des cou­tumes et des pra­tiques qui huilent un peu les rouages rela­tion­nels, qui per­mettent de se com­prendre dans des cadres de pen­sée com­pa­rables, des fêtes et des arts qui expriment tout haut ce que cha­cun res­sent tout bas et libèrent les coeurs, tout ceci enve­lop­pé dans une ou des spi­ri­tua­li­tés (états d’es­prit?) qui relient ceci avec cela, le haut avec le bas, le para­dis sur terre avec la lune et les étoiles.
    Je tente ici labo­rieu­se­ment de dire ce qu’Ur­su­la Le Guin démon­trait dans son roman « la val­lée de l’é­ter­nel retour » : c’est la culture de notre socié­té qui nous per­met de bien vivre dans notre monde, notre vallée.
    Qui nous per­met de bien man­ger, bien nous soi­gner, d’a­voir de bonnes rela­tions ensemble, tout ça.
    Peut-être le mot civi­li­sa­tion englobe-t-il aus­si ça : rede­ve­nons des êtres civi­li­sés en vivant en har­mo­nie orga­nique dans le sein de la terre notre Mère.

    Maga­li Moineau

    1. Je suis d’ac­cord avec l’es­sen­tiel de ce que tu écris. Mais pas sur la signi­fi­ca­tion du terme civi­li­sa­tion, qui a tou­jours ser­vi à dési­gner un type de culture pro­fon­dé­ment pro­blé­ma­tique, fon­da­men­ta­le­ment pro­blé­ma­tique. Cf : https://www.partage-le.com/2020/07/12/miscellanees-contre-la-civilisation-par-nicolas-casaux/
      Sur ce sujet de la civi­li­sa­tion je suis en train de fina­li­ser la tra­duc­tion du livre Inven­ting Wes­tern Civi­li­za­tion de Tho­mas C. Pat­ter­son, on le publie­ra aux édi­tions Libre, aug­men­té de plu­sieurs annexes.

      Et d’ailleurs, peut-être les civi­li­sa­tions ne sont-elles pas des cultures. Peut-être qu’on devrait réser­ver le terme « culture » aux socié­tés dans les­quelles tous les membres (ou à peu près) par­ti­cipent (ou peuvent par­ti­ci­per) à l’é­la­bo­ra­tion des us et cou­tumes, etc., tan­dis que civi­li­sa­tion dési­gne­rait les socié­tés dans les­quelles les us et cou­tumes, etc., sont impo­sés par en haut, par diverses forces, à la populace.

      1. Ah oui, ta défi­ni­tion de culture par oppo­si­tion à civi­li­sa­tion m’é­claire beau­coup, m’aide à pen­ser. J’ai tou­jours un peu com­bat­tu la « civi­li­sa­tion » (heu, com­bat très théo­rique), sans pou­voir défi­nir pré­ci­sé­ment pour­quoi, l’op­po­si­tion ville/nature me parais­sant sché­ma­tique, voire fran­che­ment erro­née. Je vais aller lire l’ar­ticle que tu proposes.

      2. Dans le livre Triste Tro­pique, il me semble que Levi Strauss, quand il décrit la façon com­plexe dont sont orga­ni­sés les couples chez les Boro­ro, ca n’a pas l’air d’être une culture dans le sens ou tout le monde serait d’ac­cord avec, mais plus des mythes que les gens repro­duisent, avec une cer­taine sou­mis­sions à ces mythes. Du coup je suis pas sur que la « culture » soit une chose par­ta­gée par tous, mais sur­tout impo­sée de manière un peu incons­ciente. Ni par le haut, ni par le bas, mais sim­ple­ment par croyance en ce mythe (et peut être aus­si par manque de créa­ti­vi­té de ceux qui y croient). Au final on peut pen­ser que la croyance dans les mythes dépasse la capa­ci­té de les ques­tion­ner. (Et même quand on les ques­tionne ça ne veut pas dire qu’on soit capable de faire autre­ment — en tout cas collectivement).

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